Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
/ / /
Chapitre 4

 

 

 

 

 

 

 

            Une dizaine de jours après ce petit intermède quelque peu burlesque, alors que notre disponibilité s'active à nous faire mettre en pratique ce que, tout en nuances, nous prétendons avoir assimilé des derniers Messages, Vérove nous annonce la venue dans les vingt-quatre heures de Rasmunssen. Eu égard à tout ce qui a pu nous être confié, nous décidons d'un commun accord de lui demander, non pas une marche à suivre, mais des éléments plus précis, voire plus personnels quant à ce qui nous motive, à l'heure actuelle : ceci dans l'optique de mieux juguler ce qui demeure, envers et contre tout, la "passion" (facteur qui nous paraît être le plus limitatif pour l'idée que nous nous faisons de notre progression).

            Jean, notre scribe de service, rédige les questions qui suivent, sur lesquelles Rasmunssen va débattre.

            - Comment expliquer l'impulsion qui nous entraîne à nous fixer des objectifs et l'angoisse qui les précède ou qui les suit ? Notamment à propos du sport : que nous le pratiquions ou que nous en soyons simplement spectateurs.

            Par ailleurs, il nous semble que notre comportement général n'affiche aucune progression depuis notre dernière entrevue...

            Notre Hôte répondit :

            - C'est la recherche de sensations, brisant en quelque sorte ce qui semble être, pour vous, de la monotonie : à savoir une certaine forme "d'immobilisme"... Ces sensations sont diverses, mais elles tendent à entretenir une certaine idée que vous vous faites du "dépassement".

            Vous vivez des instants de "passion contrôlée" : vous entretenez un état ambiant qui enclenche, spasmodiquement, une ou des périodes de trouble qui vous font échapper à vous-mêmes. N'être plus maître de soi : voilà ce qui découle de vos concepts périodiques, des choses que vous croyez bonnes d'entreprendre... Voyez-vous, où trônent les sens, l'Esprit est "esclave" !

            Le Bonheur reste factice quand son avènement dépend d'une organisation ! Mais tout est organisé chez vous : du petit déjeuner à la rencontre sportive cinématographiée, en passant par la promenade à la campagne, mettant le point d'orgue à une semaine que vous avez appris à croire remplie. Vous non plus n'en êtes pas dupes ! Ne serait-ce qu'en vous rendant compte du peu d'incidence, pour vous-mêmes, que suivra la performance d'un champion ou d'une équipe qui vous apparaît chère... D'ailleurs, à l'exaltation suit une démobilisation progressive, contre laquelle vos moyens de communication ne pourront rien : la presse par exemple...

            Vous vivez l'instant présent en fonction de celui qui va suivre, mais qu'est-ce qui personnifie mieux pour vous "l'immobilisme" et le "mutisme" que la Mort ? Ou, du moins, l'idée que votre science vous en avait donnée... Le "souvenir" aide "l'expérience", mais le "projet" ne fait qu'annihiler vos facultés de raisonnement : qui vous dit, prenant pour référence notre entrevue sur "la  chance" que les 100 kilomètres, que vous comptez accomplir, définissent, dans l'Absolu, votre possibilité chiffrée en la matière ? Les circonstances, l'instant choisi, la préparation appropriée aidant (voir l'haltérophile) : je puis vous dire, que dans la moyenne, les capacités d'un individu, s'alimentant en conséquence, peuvent s'évaluer au quintuple de la distance que vous avez fixée, avec vos amis... Si ce sont des effets naturels que vous pensez capter, à l'occasion d'une telle épreuve, réalisez-la le jour venu, sans avoir eu recours à une préparation méthodique. Ces effets seront plus vrais, car vous ne les retarderez, ni ne les diminuerez d'aucune façon...

            Faire corps, c'est cela ! Faire corps avec la souffrance : le "dépassement" n'intervient jamais deux fois de manière semblable !..

            Sachez, qu'en matière de "choses vraies", rien ne tient compte de rien ! La température fait abstraction de la saison pour se métamorphoser : souvenez-vous du printemps dernier, les fleurs avaient gelé avant l'été...

            Par rapport à cette disponibilité qui nous autorise à porter un regard plus critique sur la qualité de ce que nous entreprenons, j'interroge alors Rasmunssen sur ce qui pourrait s'avérer stagnant et contraignant, notamment dans le cadre des rapports humains :

            - Le fait de divulguer ce que vous nous dites entrave-t-il notre progression ? D'autre part, doit-on faire des concessions et, dans ce cas, à qui ?

            Spontanément, l'Etre répond :

            - Causer, autour de soi, de ce que nous débattons ensemble ne contrariera pas votre évolution, au contraire... Vous participez activement à une entreprise que vous savez d'avance vouée à l'échec, donc, vous ne chercherez aucun profit... Simplement, vos facultés à l'état cellulaire se développeront d'autant plus que l'argumentation de vos dires évoluera : plus le flacon est vide, plus il y a de possibilités de le remplir ! Une fois que vous serez imprégnés de ce que vous cherchez aujourd'hui, vous accéderez au palier suivant...

            Ne demandez pas à ce que l'on vous comprenne ou l'on vous croie : croyez et comprenez ce que les autres vous demandent !

            Avril, plus que mars, sera bénéfique... la progression est constante, mais elle a tout son temps : faites corps avec elle, mais ne vous souciez pas de la performance. Etre "vrai" dans les rapports, c'est reculer ses limites, accepter même ce qui paraît inacceptable c'est pouvoir le combattre encore plus efficacement. Le tout est de "maîtriser l'instant", la difficulté réside en le fait qu'il ne prévient pas...

            Continuez, vos concessions se limitent à de la paperasserie et à des entrevues avec des "orientateurs de conscience"...

            Par rapport à nos déductions et à ce qui semble être la conclusion de sa causerie, j'insiste auprès de Rasmunssen sur les autres concessions qui ne manquent pas d'exister, dans notre mode de vie, telles les "fêtes" et diverses traditions à respecter... Ce à quoi, Il me rétorque dans son plus pur style "poético-humoristique" :

            - La notion du "temps" reste tenace, mais dites-vous bien que son importance est moindre... Pour l'exemple, rendez-vous compte : c'est une fois Jésus enseveli, que l'on décida de situer chronologiquement sa naissance, tout à fait approximativement d'ailleurs... Mais lorsqu'on sait que cette date reste, chez vous, la plus convoitée du cycle annuel, il y a de quoi esquisser un mouvement de joie vocal... (rires).

            L'entretien prend fin sur cette phrase qui met en exergue les précautions que l'on se doit d'observer, eu égard à nos a priori. Ne nous avait-il pas été annoncé qu'il nous faudrait relativiser nos concepts, fragiliser nos notions et, de la sorte, réformer les lois qui abritaient nos pseudo-certitudes ? L'exemple, auquel nous voilà confrontés, démystifie cette notion de temps, et sans rien changer de fondamental à ce qu'est Jésus, nous engage à adapter un certain regain de vigilance à notre esprit critique et aux nuances interprétatives dont il nous pourvoit. Ceci nous conduit à remarquer que Jésus est un personnage qui se voit souvent cité, au cours des conversations que nous tiennent nos Amis venant d'ailleurs. Point n'est faire montre d'une grande aptitude divinatoire que de prétendre que l'on n'en restera pas là, en la matière.

            Pour le reste, le climat, empreint de tendresse et de gaieté, se montre, on ne peut plus favorable à la compréhension et donc à l'application du Message "rasmunssenien". Notre "mentor" possède une persévérance sans bornes : ne vient-Il pas, sur le champ, de reproduire, comme s'Il n'en avait jamais débattu, sa définition du "quotidien" ? Hormis quelques détails en sus, programmés pour nous faire mettre en pratique, dans les normes, ce que nous projetons de réaliser, ce discours remet en lumière nombre de nos carences : y déroger demeure décidément problématique.

            C'est la sempiternelle passion, que l'on contrôle par instants, dans les structures d'un ordonnancement qui annihile tout effet de surprise. C'est l'effet de frustration qui résulte du peu d'incidence que revêtent nos actions, offertes à l'introspection, par rapport au désir qui nous les transcende. C'est le temps en sa chronologie qui fige et dévalue, ainsi que l'on a pu l'exprimer quelques lignes auparavant, tout ce dont on le nourrit, qu'il s'agisse de projets ou de souhaits ou encore d'événements extérieurs à nous. C'est surtout la peur d'une certaine monotonie, nous permettant d'entrevoir ce que l'on est réellement, qui résume tout ce que nous venons d'énoncer et qui nous engage à nous fixer des objectifs visant à rompre "immobilisme et mutisme" : les antonomases de la Mort.

            L'élément majeur qui personnifie le plan pratique de cet enseignement, n'est autre qu'un grand sentiment d'humilité. Il s'agit de l'adopter vis-à-vis de "tout". L'humilité est le sauf-conduit sans lequel toute évolution s'avère impossible : être à l'écoute d'autrui et le croire, se remettre en cause à chaque acte, accepter d'aller à l'échec, c'est se montrer "humble". Ceci n'exige aucunement de se désintéresser de soi, mais tout simplement d'accepter de faire don de soi. Quand Rasmunssen propose de se montrer vrai dans les rapports et qu'il ajoute d'accepter même ce qui paraît inacceptable, afin de le combattre plus efficacement, ce n'est pas antinomique. Nous avons bien saisi, à présent, que l'essentiel de ce qui fait notre progression s'opère à notre insu, sous l'égide de la patience. Laissons donc "le vrai" oeuvrer : si nous ne le percevons pas très concrètement, lui nous vit en les "choses" de par l'interaction qui s'effectue avec ces "choses", selon la gestion toujours mystérieuse, pour nous, de la Loi des Echanges.

            Quant aux concessions évoquées par rapport à la paperasserie et aux orientateurs de conscience, elles restent ce qui nous maintient, civiquement parlant, aux principes de notre mode de vie. D'ailleurs, sur ce dernier point, nous n'allons pas mettre longtemps, pour passer de la théorie à la pratique.

            Le Professeur Khalil, dès la semaine suivant le contact que nous venons de commenter, recommande Jean au Docteur Gosset. Ce dernier est également psychiatre et occupe un poste de médecin chef à la clinique Valmont, où il décide d'hospitaliser notre ami pour une durée indéterminée. Cette initiative a don d'engendrer une polémique dans le petit groupe que nous formons, polémique dans laquelle Gérard ne tempère nullement sa véhémence verbale. Il clame aux quatre vents que tolérer de se faire interner est une ineptie. Il cite, afin de mieux étayer son raisonnement, le film : "Vol au-dessus d'un nid de coucous" et nous incite à le visionner puisque ce film traite précisément de la vie en milieu hospitalier psychiatrique. En désespoir de cause, il supplie presque Jean de refuser une telle démarche, me houspillant et ne ménageant pas plus Lucette, à travers la modération que nous manifestons à ce propos. Mais comme par enchantement, ce trouble qui nous a envahi va s'estomper promptement, puisque, sans doute par "effet de compensation", c'est moi qui vais me trouver hospitalisé le premier, suite à la décision de la Commission Neuro-Psychiatrique devant laquelle je comparais, trois jours plus tard. Nos ardeurs se voient du fait mises en veilleuse : plus que l'unité qui absorbe dans son "jeu de similitude" les concessions précitées par Rasmunssen, c'est surtout le fait que je ne bénéficie visiblement d'aucun passe-droit, par rapport à la déontologie médicale, qui rassérène tout le monde. Il convient de sous-entendre, à cette occasion, qu'en tout ce qui m'échoit, chacun voit en filigrane la présence de Karzenstein : la garantie qu'il ne peut rien me survenir de fâcheux.

            Je ne saurais taire l'impression de malaise, émanant de ma conscience et s'emparant de ma personne, suite à ces considérations effectuées par mon entourage, au gré de ce genre de situation. Toutefois, tout en me gardant de ne jamais faire référence à quoi que ce soit de surnaturel, au fil de ce que l'existence me propose, j'ai acquis pour principe de respecter, dans le même mouvement, ce qui se produit et ce qu'en perçoivent celles et ceux qui me côtoient ou sont appelés à le faire. Rien n'est à vanter, en la matière, pas plus qu'à éventer : sans doute convient-il de "savoir garder mesure en toutes choses".

            Les Messages à venir éclairciront nombre de points, quant à cet aspect des choses. 

            Le docteur Guy Quilichini se confine donc à la conclusion des experts et me fait entrer à la Clinique Saint-Roch, où il suit quelques patients atteints de déficience mentale, ou en proie à une dépression nerveuse. Bien qu'ayant, dix ans auparavant, fréquenté l'univers assez particulier de la psychiatrie en milieu hospitalier, lors de mon service militaire à l'hôpital des armées, à Trèves[1], ce n'est pas sans un petit pincement au coeur que je pénètre dans le bâtiment, puis dans la chambre individuelle qui m'est réservée. Plus qu'une crainte fondée sur quelque idée reçue de la thérapie appropriée aux pensionnaires de ce type d'établissement, c'est l'idée d'abandonner encore une fois Lucette qui me préoccupe. Mais cette fois, contrairement à mon séjour à Paris[2], nous ne serons éloignés que de quelques kilomètres et puis, Gérard, les Rebattu, Pierre Giorgi et Dakis sauront lui apporter une amicale présence, voire leur assistance si un ennui quelconque devait surgir. Sur un autre point, force est de concevoir que tant sur le plan de la commodité, pour nos amis appelés à nous rendre visite, que sur le plan relationnel où nous allons devoir faire face à une promiscuité certaine, il eut été souhaitable qu'avec Jean, nous fussions admis dans la même clinique. Tant pis ! nous faisons contre mauvaise fortune bon coeur et déguisons notre hospitalisation forcée en retraite propice à la méditation.

            Lucette et Gérard viennent me voir, chaque début d'après-midi à la clinique Saint-Roch. Un autobus les dépose devant l'entrée (n'oublions pas qu'ils ne conduisent pas) et là, ils me tiennent compagnie durant une heure dans le parc, où je leur commente ce qu'est la vie dans ces circonstances. Puis, ils prennent une correspondance qui les mène à la clinique Valmont dans laquelle ils retrouvent Jean qui, à son tour, leur confie les particularités de voisinage que lui dispense sa résidence secondaire.

            Pour ne pas m'encroûter, je participe à des séances de gymnastique facultatives que donnent les kinésithérapeutes dans une salle de l'établissement conçue à cet effet. Dix jours ont passé et je n'ai pas cherché à me rapprocher de qui que ce soit : j'entretiens de bons rapports avec les médecins et les infirmiers, j'échange parfois une ou deux phrases avec mes voisins de chambre, mais sans plus.

            Néanmoins, j'aurais grand tort de passer sous silence l'affective présence dont me gratifie Tintin, le chien des lieux, qui met ses pas dans les miens, lorsque je me promène dans le vaste parc où, au minimum deux fois par jour, j'oxygène mes cellules. Ajoutons, pour ne pas être en reste que je reçois, outre celles de mon épouse et de Gérard, d'assez fréquentes visites des amis dont les noms et prénoms jalonnent ce livre et celui qui le précède.

            Nous sommes en mai et bien que le printemps se confonde déjà à l'été par la température ambiante, nous avons à déplorer pas mal d'orages, de courte durée mais de belle intensité. Ainsi, par une fin d'après-midi, alors que je raccompagne sur l'aire de stationnement de la clinique, mes parents venus me voir avec Lucette, les noirs nuages qui assombrissent le ciel se répandent en larmes de pluie aussi drues que soudaines. Les abords du bâtiment ont été désertés par les malades qui ont écourté leur promenade pour "s'agglutiner" dans le hall d'entrée de l'établissement, d'où ils regardent, le nez collé à la large baie vitrée, l'orage se déverser des cieux en colère. En colère, c'est le cas de le dire...  Je viens à peine de quitter ma famille que le tonnerre se met à gronder. Je hâte le pas en longeant les murs lorsque soudain un éclair claque dans un grondement de tonnerre simultané et projette, à moins d'une dizaine de mètres de moi, une boule de feu qui s'en va rouler, puis disparaître au pied d'un bouquet d'arbres. Ruisselant de pluie, je pénètre dans la pièce d'accueil où les malades rassemblés me dévisagent plus qu'ils ne me regardent. Il est vrai que je dois avoir bonne mine, mes cheveux longs plaqués sur mon visage d'où dégouline l'eau, en mince filet, qui prolonge sa course jusque sous mon menton, dans le collier d'une barbe que je porte par intermittence, depuis l'inoubliable (à plus d'un titre) voyage à Rio[3].

            Dans l'instant, je ne fais pas trop cas de tous ces regards qui me scrutent, je n'ai qu'un but : me sécher et changer de vêtement. Pendant que je procède à ces opérations, je me remémore cette boule de feu, tombée à quelques enjambées de moi : jamais encore, sinon au cinéma ou dans quelque bande dessinée, je n'avais été le témoin d'un phénomène de cette sorte. Puis le soir qui a tôt fait de se confondre à la grisaille de l'après-midi s'installe. Il est hors de question que je m'en retourne dans le jardin après souper, ainsi que je le fais habituellement. Je m'allonge donc sur mon lit et feuillette le livre que m'ont apporté mes parents, tout à l'heure.

            Et là, commence un défilé de malades, qui sous multiples prétextes, me demandent des conseils, m'exposent des problèmes d'ordre relationnel qu'ils ont entre eux et sur lesquels je me trouve bien en peine de statuer, m'estimant tout à fait incompétent à la matière. Cela dure une bonne partie de la nuit, certains viennent et reviennent, me donnant à croire qu'ils ne me considèrent pas comme l'un des leurs, c'est à dire comme le malade que je suis censé être. Peut-être, dans leur état de déséquilibre actuel me jugent-ils moins "atteint" qu'ils ne le sont ; en attendant, c'est plutôt contraignant car il n'est pas très aisé de faire entendre raison à des gens qui l'ont plus ou moins perdue. J'ai même l'opportunité, alors qu'au dehors l'orage gronde à nouveau, d'ôter des mains de l'un d'eux un couteau avec lequel il se disposait à faire, selon ses propres dires, une "boutonnière" à l'un de ses compagnons d'internement. Ce dernier exemple m'engageant à entrevoir les risques inhérents à la répétition de telles situations, et ne tenant pas à jouer plus longtemps au Roi Salomon, j'avise sur le champ, discrètement cependant, l'infirmier de service, lui demandant de fermer à clef, sans délai, ma chambre : ce qu'il fait avec beaucoup de compréhension.

            Le lendemain, j'adoptai l'air le plus surpris qui soit en apprenant de la bouche de certains pensionnaires de l'établissement, qui étaient revenus gratter durant la nuit à ma porte, que celle-ci avait été verrouillée de l'extérieur. D'aucuns prétendirent que le personnel médical me voulait du mal et qu'il fallait que je prenne garde. Cet argument dont je cherchai immédiatement à tirer parti en faisant valoir à tout ce petit monde qu'il valait mieux m'éviter, eu égard aux suites défavorables susceptibles d'advenir à qui me fréquentait, ne fut pas reçu comme je l'entendais.

            Au contraire, je venais de déclencher un élan de solidarité vis-à-vis de ma personne et je me trouvais plus entouré que jamais, chacun tenant à m'apporter son soutien (!)... Aussi, je n'aspirais plus qu'à une chose : déserter cet endroit où je ne goûtais à un peu de tranquillité que dans la salle de gymnastique, lors des séances que je suivais et la nuit où je me faisais régulièrement enfermer.

            La chambre attenante à celle que j'occupe, abrite un garçon de mon âge répondant au prénom de Jean-Marc : ses propos peuvent varier du délire le plus incohérent aux propos les plus sensés. De confession israélite, il ne manque jamais, dans ses moments de lucidité, de me citer et même de me réciter des passages de La Torah. Sa piété va jusqu'à me demander de bénir, avec lui chaque soir, le jour supplémentaire que le "Tout Puissant" vient de nous accorder. Bien que totalement inculte en matière de culte, j'accède à sa requête, psalmodiant alors quelques paroles que je répète après lui, sans rien comprendre à ce que je dis.

            Le fait que je puisse ainsi le rendre heureux en lui faisant oublier sa souffrance, plus imputable à son internement qu'à son état, m 'autorise à penser que mon séjour entre ces murs n'est pas tout à fait inutile. La compassion se soucie fort peu du lieu où elle s'établit, elle ne tient compte d'aucun distinguo ni envers le sujet qui a besoin d'elle, ni en celui qui la transmet. Le "mal à l'Homme" est partout, à tout instant, quand bien même me faut-il admettre, qu'en ce qui me concerne, l'exil et l'orage ont souvent servi de contexte à cette prise de conscience et à la conduction tendant à la concrétiser. Karzenstein saura-t-elle me dire un jour qu'en cette fin de l'été 1948, auquel fait référence le point de départ de mon état civil, il pleuvait aussi ? Lui demander équivaudrait à faire offense à ce qu'a émis Virgins : cette dernière nous ayant confié, il n'y a pas si longtemps, que soulever la question, c'est porter la réponse. La rédaction de ces lignes vient ici introspecter fugitivement, je veux dire sans intention de figer, ce qui annonçait, sans que j'en fusse alors conscient, le "Voyageur de l'Orage". Bien d'autres ondées s'avéreront nécessaires pour traduire, de saisons en saisons, ce que Karzenstein nomme aujourd'hui un courant de pensée musico-verbal.

            Aussi, abandonnons au cheminement des chapitres qui suivent le soin de concrétiser cette révélation anticipée.

            Vraisemblablement pour que je me fasse une opinion sur les réactions que suscite le paranormal, à tous les niveaux de la conscience humaine, ce dernier va me proposer ce que je m'en viens vous conter.

            Il doit être seize heures et je me trouve en train de déambuler, sans but précis, dans les allées verdoyantes du parc de la clinique. Sur mes talons, le brave Tintin trottine, flairant de-ci, de-là, le pied des haies de buis et de lauriers-roses. Voilà qu'au détour d'une de ces allées je m'entends appeler : c'est Jean-Marc, mon voisin de palier qui s'adonne lui aussi à la promenade. Point n'est besoin d'avoir effectué le "serment d'Hippocrate" pour se rendre compte que le pauvre garçon traverse un moment de déprime. Son médecin traitant a estimé qu'il était prématuré de rédiger l'ordonnance mettant terme à son hospitalisation, alors que lui, quoique anormalement agité, se considère tout à fait rétabli. Je tente, autant que faire se peut, de lui remonter le moral, lui conseillant d'adopter une attitude inclinant à prouver une amélioration tangible de son état : celle d'un homme patient qui symboliserait un équilibre retrouvé, et conséquemment une réintégration à la vie dite normale. Je ne suis pas certain d'être entendu par mon interlocuteur lequel, persuadé d'être persécuté, laisse toujours libre cours à sa névrose obsessionnelle.

            Ne pourraient y répondre que "ceux", qui, comme au bon vieux temps, nous font parvenir une bouteille qui vient par "multibonds" danser sur le gravier qui porte nos pas. Le chien qui nous suivait toujours se met alors à aboyer, ce qui contribue à faire oublier à Jean-Marc ses problèmes puisqu'il invective sans vergogne le quadrupède en lui attribuant le jet de la bouteille. Ce dernier, pour sa part, ne cesse de vociférer après quelque chose qu'il est bien le seul à percevoir. La situation est on ne peut plus cocasse, mes deux compagnons de promenade engageant pour ainsi dire un dialogue de sourds. Les aboiements du chien s'interfèrent avec les :

            - Rex... allez coucher ! de Jean-Marc.

            Je juge bon, à cet instant, de préciser à mon camarade que le chien répond au nom de Tintin, ce qui me vaut la réponse savoureuse que voici :

            - Je sais, mais il se fait appeler Rex !

            Bien qu'enclin à rire de cette répartie, je conserve mon sérieux et parviens, caresses à l'appui, à calmer le brave Tintin et par le fait son accusateur. J'ai beaucoup de peine, d'ailleurs, pour parvenir à empêcher Jean-Marc de porter plainte contre le chien, qu'il n'hésite pas à qualifier de porte-malheur.

            Toutefois, il se range à mon raisonnement, lorsque je lui précise que déposer une plainte contre le canidé à la Direction de la clinique, irait à l'encontre de nos intérêts : cette démarche étant à l'opposé d'attester toute guérison mettant un terme à notre internement.

            Le lendemain, alors que Gérard, Lucette et sa soeur Béatrice sont venus me rendre visite, Jean-Marc à qui je les ai présentés leur fait part de l'anecdote de la bouteille. Il leur narre la manière extraordinaire, selon lui, avec laquelle je suis censé avoir calmé le satanique Tintin (alias Rex) et ajoute à voix basse mais audible en me désignant :

            - Il est revenu le jour où il a tant plu, mais cette fois on ne lui fera pas de mal, on ne le "crucifiera" pas avec des clous, mais avec des chewing-gums...

            Et là, spontanément, me revient la vision de la boule de feu tombée lors du violent orage qui avait accompagné le départ de mes parents, les regards éberlués des malades réfugiés dans le hall d'entrée de Saint-Roch et tout ce qui s'était ensuivi, durant la nuit. Comme quoi, force est de reconnaître, suite à tout ce que nous enseigne Rasmunssen, que nous véhiculons bien des formes et des notions aux choses que nous vivons et ce, que l'on soit considéré comme étant sain d'esprit ou débile mental. Ce dernier trait de caractère qui limite bon nombre d'interdits ou de préjugés nous engage, une fois de plus, à nuancer : ne faut-il pas entrevoir là une forme de cette innocence que l'on envie souvent aux enfants ?

            Je ne crois pas cela plus malsain que bien des choses que l'on nous fait admettre, voire appliquer dans notre quotidien, et dont on sait que, pour aussi fausses qu'elles soient, elles ne nous émerveilleront jamais.

            Quatre semaines ont passé et le docteur Quilichini a notifié ma sortie de Saint-Roch. L'administratif a pris le relais du médical et ma prolongation d'arrêt de travail suit son cours : je l'effectue à mon domicile. Ce n'est pas le cas de Jean qui, pour sa part, se voit "transféré" en maison de repos, à l'issue de son séjour en clinique. Cette situation exaspère sa famille qui me tient pour responsable de la dégénérescence qu'elle interprète quant au comportement jugé irresponsable de notre ami. L'un des oncles de Jean, personnage influent de par sa position sociale (il possède une compagnie d'assurances en Italie), fera même le déplacement de Rome pour tenter de remettre son neveu sur "le droit chemin". Il admettra, au terme d'une longue discussion que toute sa fortune ne saurait pourvoir à l'acquisition de ce qu'il est offert à Jean de vivre, prouvant ainsi que l'on peut être milliardaire et conjointement empreint d'humilité, fait éminemment rassurant dans un Monde où il est de bon ton de prétendre que seule la mort met sur un pied d'égalité.

            La mort, elle, est présente en ce début d'été : le parrain de Lucette, qui nous avait prêté son studio de la rue Raoul Busquet[4], a décidé de nous quitter, victime des suites de la même maladie qui avait épargné Chantal De Rosa, quelques années auparavant. Ce brave homme avait connu, durant la dernière guerre les affres des camps de concentration, et je juge personnellement injuste qu'arrivant au bout d'une vie de labeur, il n'ait pas eu le bonheur de goûter à une retraite qui lui tendait les bras au seuil de ses soixante-cinq ans.

            Fait troublant, une grande lucidité accompagna les derniers jours de cette existence pour le moins ingrate que ces quelques lignes ont à peine ébauchée. Jean, dans sa maison de repos, mes autres amis partis en vacances, c'est en compagnie de Gérard et de Lucette que je "reçois" Virgins et Rasmunssen avec lesquels nous instaurons alors un véritable dialogue.

 

 

 

 



[1] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 7.

[2] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 20.

[3] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 22.

[4] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 13.

Partager cette page
Repost0