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Chapitre 15

 

 

 

 

 

 

 

             Le printemps est bien engagé et Rasmunssen n'est toujours pas revenu, ainsi qu'Il nous l'avait laissé prévoir, à l'issue de son dernier entretien. Par contre, nous avons eu droit à la visite de la famille Rouillé, puisque Michel s'est aligné aux 78 kilomètres d'Alpes/Méditerranée. Sur ces entrefaites, nous nous sommes décidés à participer pour la troisième année consécutive aux "24 heures de Niort" : cela nous donnera, cet automne, l'occasion de retrouver nos amis.

            Jean poursuit régulièrement ses expériences de "décomposition fusionnelle" de bougies et ne cache pas la pénibilité d'un tel exercice. Toutefois, il lui faut affronter une épreuve bien plus grave qui lui fait relativiser la difficulté de ses séances méditatives. Nous venons d'apprendre par l'intermédiaire de sa mère que des examens médicaux venaient de déceler chez Monsieur Platania une tumeur au cerveau.

            Cette affection nécessite pour le père de Jean une opération urgente qui ne manque pas de laisser envisager le pire, tant la malignité de la protubérance semble acquise.

            Les choses ne sont importantes, voire graves qu'autant qu'elles vous concernent directement... Si nous nous remémorons ces propos émis lors des premiers entretiens avec les Visiteurs de l'Espace/Temps, nous ne nous étonnerons pas outre mesure sur le fait que ce problème, malgré son caractère de gravité, ne bouleverse pas grand-chose dans l'existence que nous continuons de mener.

            Ainsi, pour Lucette, le pire c'est de toujours devoir habiter Marseille et je ferais montre de malhonnêteté de prétendre que je ne partage pas son avis. De plus, comme s'il était besoin d'attiser notre sentiment de frustration de ne pas vivre parmi les choses vraies, Dakis vient de nous annoncer qu'il émigrait à Peypin : il s'agit d'un petit village provençal aux abords duquel il va louer une maison individuelle. Plus que l'éloignement tout à fait relatif de notre ami (trente kilomètres séparent Peypin de Marseille), nous noterons que le nouveau domicile de Jankis se situe à sept kilomètres... d'Auriol, notre lieu de villégiature de prédilection.

            Auriol où, précisément, à deux pas d'où il demeure avec mes beaux-parents, le grand-père de Lucette (entre les biens qu'il possède) est propriétaire d'un terrain surplombé de quelques murs, dont le pourtour plutôt tourmenté reçoit la protection d'un toit en assez bon état. La masure, selon une inscription qui demeure gravée au-dessus de ce qui fait office de porte d'entrée, date de l'an... 1601. Autant dire qu'elle a besoin de réfection quand bien même son état actuel autorise le beau-père de Monsieur Auzié à la louer (très symboliquement à raison de deux cents francs par mois) pendant la saison estivale à des "campeurs" dépourvus de toile de tente.

            A priori, personne, dans la famille, ne semble intéressé par cette bâtisse qui se dresse sur deux étages et qui ne demande, à vrai dire, qu'à être remise en état. L'idée de financer des travaux, de façon à y loger ensuite, a très récemment germé dans la tête de Lucette, à tel point qu'elle envisage de la soumettre à son aïeul. Ce dernier, en plus de voir son patrimoine revalorisé, bénéficierait d'un loyer que nous nous engagerions à lui verser. Ce projet, dont m'a entretenu ma compagne, alors que nous supputions nos chances réelles d'habiter un jour à la campagne, s'est trouvé sur ces entrefaites inopinément soutenu par Magloow. Tandis que je m'apprêtais à répondre à Lucette, notre Visiteur Spatio-Temporel de "service", oserais-je dire, a soudainement lancé à la cantonade, au rythme de ses habituelles saccades vocales :

            - C'est le moment ! Il faut que vous partiez à Auriol !

            Ajoutant sans ménagement à l'attention de ma compagne :

            - Il s'agira là d'une avance sur votre héritage : le décès prochain de votre grand-père nous engage ici à vous faire précipiter le partage de ses biens...

            A plus d'un titre, cette phrase, dans l'instant, nous a dérangés : la précision des dires émis par les Etres de l'Espace/Temps décalera toujours, pour nous, l'ordre plus ou moins établi que nous nous plaisons à accorder aux choses. Se trouver averti de la disparition de quelqu'un, a fortiori s'il s'agit d'un proche, est à la limite intolérable à ce niveau de la "communication". De par une exhalation de la pensée (que nous qualifierons ici de "semi-consciente"), d'aucuns, laissant libre cours à leur imaginaire, attiseront ce phénomène angoissant en allant jusqu'à faire valoir un droit de vie et de mort de la part de ces Etres à notre égard. Je me refuse, quant à moi, de ressentir autre chose qu'un sempiternel relent de frustration dans la révélation réitérée des carences de nos potentialités de perception (et ce, même si ces dernières s'expriment dans une atmosphère de joie, comme cela sait être le cas, lorsque nous évoquons le diagnostic erroné du Professeur de pneumologie à l'égard de Chantal De Rosa - Varnier à l'époque[1] -).

            De toute façon, l'étonnement passé, le sentiment d'impuissance entériné, nous savons désormais qu'il est toujours judicieux de se conformer aux dires, voire aux conseils, des Visiteurs de l'Espace/Temps.

            C'est donc ce que nous faisons et Lucette met à profit une visite que nous rendons à sa famille, à l'occasion des vingt ans de Béatrice, pour tenter de rallier son grand-père à notre cause. Le vieil homme, qui de tout temps a manifesté une grande tendresse pour mon épouse, ne fait aucune difficulté pour adhérer à la thèse de sa petite-fille : il accepte sur-le-champ. Il n'exige en contrepartie que la mise à jour, devant notaire, d'un partage légitime de tous ses biens, de sorte à ne léser personne au moment où il faudra pourvoir à sa succession, au titre de la propriété.

            Du fait, nous pouvons considérer que le premier volet du scénario ébauché par Magloow vient de voir le jour. Le second à venir, hélas, malgré le trouble qu'il suscite et la peine qu'il provoquera ne changera rien à l'affaire... mais confinons-nous, pour l'heure, à "l'événementiel" dans sa chronologie.

            Parmi les multiples variétés de roses qui viennent à éclore au mois de mai, il en est même qui fleurissent sur des affiches électorales.

            L'une de ces fleurs, tout de pourpre vêtue, vient de se voir déposée par le tout nouveau Président de la République, François Mitterrand, sur le tombeau de Jean Jaurès. La rose se veut en effet le symbole du socialisme, idéal qui, selon les promesses politiciennes, doit abolir l'iniquité dans notre société. Après ce dont m'a entretenu Karzenstein dans le cadre de la perpétuation de nos ennuis à ce sujet, l'on comprendra que je me montre circonspect à l'encontre de tout triomphalisme que pourrait susciter l'espoir d'une société meilleure. Ne sais-je pas que toutes nos carences, toutes nos lacunes ne sont pas liées à un mode de vie, de quelque nature qu'il soit, mais à la structure fondamentale de notre espèce ? A cet instant du récit, la vigilance et l'esprit critique qui en découle nous engagent à considérer que le salut de l'humanité, au plan qui nous intéresse, passera vraisemblablement par une modification psychophysique de l'entité qui la définit.

            Durant cette période qui laisse augurer une ère nouvelle pour certains, Lucette est invitée à participer à un vingt-quatre heures sur piste, organisé par l'Ecole Militaire d'Officiers de Coëtquidan. Plus que le manque de préparation spécifique, les conditions climatiques la contraindront à l'abandon après seize heures de course. Pluie et grêle occasionneront nombre de troubles sur sa personne, dont de fortes perturbations sur le plan digestif : ne pouvant rien absorber, ma compagne verra ses forces la trahir jusqu'à épuisement total. Les organisateurs de l'épreuve auront beau transmettre à Lucette, au moyen de haut-parleurs, les télégrammes d'encouragement adressés par Michel Rouillé et Paul Faucheux (notre vieille connaissance de Millau/Belvès), cela n'aura aucune influence bénéfique sur elle. La déception apaisée, avant de regagner le Midi, nous ferons un détour par la capitale dans laquelle Guy Roman se distinguera en terminant dans les vingt premiers du marathon de Paris, riche de quelques six mille participants.

            Durant ce temps, mon beau-frère Patrick a rompu avec le célibat. Du fait qu'avec son épouse il va devoir travailler à Aix-en-Provence et qu'il va y bénéficier d'un logement de fonction, il va donc libérer le petit studio que son grand-père lui a occasionnellement prêté à Auriol.

            Ce petit appartement, empressons-nous de le préciser, jouxte la vieille demeure que nous nous apprêtons à rénover et notre départ de Marseille se voit, de la sorte, précipité. Existe-t-il meilleure opportunité, eu égard au projet qui nous concerne, que celle de se rapprocher ainsi de notre future habitation, afin de suivre de près les travaux destinés à en améliorer le confort ?

            Le déménagement est donc envisagé pour l'automne et il ne nous reste plus qu'à aviser le comité de gestion de l'O.P.A.C. (Office Public d'Aménagement et de Construction) que nous libérerons dès le 1er octobre le logement que nous occupons dans la Cité des Chartreux.

            L'été s'est écoulé sans donner lieu à de nouvelles perturbations d'ordre paranormal (que ce soit à Cannes, où nous avons passé une semaine dans le petit appartement déserté par la famille Platania, suite à la maladie du père de Jean, puis à Pfetterhouse où nous avons rendu visite aux Dubail).

            Pourtant, je ne puis cacher qu'au second jour de notre arrivée en Alsace, nous subissons un choc terrible, alors que sans attention particulière, nous suivons le journal télévisé. Au coeur du brouhahas habituel qui entoure les repas rassemblant beaucoup de monde (nous sommes plus de dix autour de la table), l'information nous apprend qu'une tuerie, d'une rare sauvagerie, s'est perpétrée dans une bastide de Provence : une famille entière vient de se voir décimée. Parmi les victimes, dont le nombre s'élève à sept, il faut déplorer la présence d'un enfant de sept ans. La stupéfaction est à son comble, lorsque, prêtant l'oreille plus sensiblement, nous apprenons que le drame a eu pour cadre... Auriol et que, de surcroît, la dite famille est celle d'un divisionnaire de police à la retraite. En fait, nous avons saisi la nouvelle en cours et ne possédons pas de renseignements sur l'identité des malheureux acteurs de cette tragédie. Aussi, sans attendre, Lucette (dont le père, on s'en souvient, est un ex-divisionnaire de la police) bondit sur le téléphone et compose le numéro de ses parents, lesquels la rassurent sur-le-champ. Il s'agit, en définitive, d'une sordide affaire pseudo-politique qui passera à la postérité sous le nom "d'affaire du S.A.C." (Service d'Action Civique).

            Sans aucun rapport avec ce funeste fait divers qui nous a singulièrement secoués, quelques jours après avoir regagné Marseille, Virgins, s'immisçant dans une conversation où nous débattons de la "remise en cause" propre à chacun, nous gratifiera de l'avertissement suivant :

            - Par rapport aux autres, il faut parfois admettre que l'on ressemble plus à ce que l'on combat qu'à ce que l'on croit être !

            Dans le même période, Elle nous prodiguera un autre conseil assez injonctif mais tout aussi avisé qu'il serait, comme toujours, judicieux d'appliquer plus souvent :

            - Moins céder au réflexe, c'est gagner en sérénité !

            Céder au réflexe, c'est cependant ce que persiste à faire Béatrice qui ne parvient pas à réfréner cette frénésie qui l'engage à "étoffer", sans plus de raisons qu'auparavant, sa garde-robe, alors qu'elle annonce sans vergogne à qui veut l'entendre qu'il convient de se détacher du matériel. Ses dépenses inconsidérées la placent à présent dans l'interdiction d'émettre des chèques pour une durée d'un an. Ceci intervient alors qu'elle vient de passer avec succès des tests qui vont lui ouvrir en grand les portes de l'Administration : celles de l'E.D.F., pour être précis. S'il faut se réjouir de cette réussite, il n'en demeure pas moins qu'elle n'efface en rien les données de la situation absurde dans laquelle la cadette des Auzié va devoir se débattre.

            Tenant compte de la mise en garde dont j'ai été l'objet de la part de Rasmunssen, quant aux conseils que j'étais censé donner aux autres et du déséquilibre qui semblait s'ensuivre (pour les raisons que l'on a lues), j'ai tenté de minimiser l'importance qu'il fallait accorder à la chose. Toutefois, faisant référence au chemin de Croix de Jésus qu'elle reproduit au fil du tissage qu'elle effectue sur des canevas, j'ai fait valoir à ma belle-soeur que, parmi les diverses interprétations que l'on s'accordait à en faire, les quatorze stations exprimaient, avant toute chose, le dépouillement dans tous les sens du terme. C'est-à-dire, le détachement qu'elle se plaît à prôner quelquefois, lequel, en l'occurrence, fait corps (si l'on puit dire) avec les excès vestimentaires mis en cause à ce moment-là. Cela ne m'a pas empêché, au gré de cette circonstance, de pressentir à plus ou moins long terme, un effet inopérant de mes propos et subséquemment de laisser transparaître une ombre de contrariété. Cette réaction, si tamisée se voulût-elle, n'a pas échappé à "ceux" qui veillent au grain sur tout dysfonctionnement d'origine psychique, susceptible de faire dégénérer les rapports humains. L'ennui, tel que l'on a pu le constater, réside dans la proportion que prennent alors les situations, qu'à notre insu, nous "provoquons". Et cette dernière ne va pas faillir à la règle...

            Chacun aura constaté l'adéquation émanant du symbolisme auquel nous exposent les phénomènes d'ordre physique, lorsque ces derniers s'évertuent à nous faire aborder concrètement la notion de "vide". Faire le vide se voulant éminemment prioritaire, les Etres de l'Espace/Temps ne manquent jamais de nous inviter, voire même de nous inciter à nous en faire situer les diverses tangibilités, si abstraites semblent-elles. Ainsi, nous en vécûmes l'expérience sur le plan du "savoir", dans l'optique de nous faire aborder cette valeur, non sans une certaine relativisation, au nom des nuances qu'il convient parfois d'opérer à son endroit : c'est l'épisode cannois des Pensées de Pascal. Un brin de perspicacité nous autorisa ensuite à considérer l'anecdote de la "calcination des parapluies" comme un point de recoupement à effectuer avec l'un des Textes où il nous est indiqué que les arbres ne vont pas s'abriter quand percent les orages.

            Dans les deux cas, c'est un rejet des valeurs acquises qui se voit mentionné (donc une évacuation), c'est-à-dire l'élaboration d'une démarche occasionnant la mise en pratique du principe faire le vide... Voici quelques instants nous venons de faire allusion au dépouillement, lequel exprime d'une autre manière tout aussi explicite la matérialisation du fameux "vide". Voilà qu'à présent, après l'expérimentation du "découvert" selon Karzenstein, nous allons nous trouver confrontés, dans le même ordre d'idées mais à plus grande échelle, au processus consommation/consumation déjà éprouvé.

            Un milieu d'après-midi sert de décor à l'événement. Mes beaux-parents se sont absentés de chez eux, Béatrice s'apprête à leur emboîter le pas en accompagnant Guy Roman à une séance de cinéma, tandis qu'avec Lucette, nous avons choisi de tenir compagnie au grand-père. Nous sommes sur le perron de la villa, échangeant des banalités de circonstance avec Guy et ma belle-soeur qui sont sur le point de partir. Machinalement, Lucette lève les yeux au ciel, un peu comme il arrive qu'on le fasse lorsque l'on tient à se faire une opinion du temps. Sans nous être concertés, nous adoptons alors une attitude identique, laquelle nous conduit à constater qu'une épaisse fumée s'échappe du toit. Il apparaît rapidement après une brève vérification que cela ne provient nullement de la cheminée mais bien de dessous les tuiles. Guy songe tout de suite au père de Madame Auzié demeuré à l'intérieur et cela nous engage à nous précipiter dans la maison où ... paisiblement, l'aïeul regarde la télévision. Toutefois, nous avons tôt fait de nous rendre compte qu'un incendie est en train de se propager à l'étage supérieur. La fumée, l'odeur de brûlé et les crépitements perçus ne laissent planer aucun doute quant à ce qui s'avère primordial de faire dans les plus brefs délais : appeler les pompiers. Hélas, la ligne téléphonique qui passe à l'étage au-dessus a dû se consumer sous l'effet de la chaleur, privant le restant de la maison de toute utilisation. Avant même que Lucette ne se soit rendue chez les voisins pour pallier cet imprévu, ô combien préjudiciable, en la situation, la sirène de la caserne des pompiers, sise au centre du village, retentit : quelqu'un a pris l'initiative de prévenir les soldats du feu. Sitôt à pied d'oeuvre, ces derniers sont bien en peine d'éteindre quoi que ce soit : il n'y a plus une seule flamme... y en a-t-il d'ailleurs jamais eu ?  Tout juste peuvent-ils descendre quelques meubles et objets endommagés qui se trouvaient dans la chambre de mes beaux-parents. Cette pièce, bien que mitoyenne de celle où dort Béatrice, n'a pas souffert exagérément du sinistre. Par contre, de la chambre de ma belle soeur, il ne reste strictement rien, hormis le carrelage fendu par endroits et le plafond qui laisse entrevoir la charpente et les tuiles. Portes et fenêtres sont calcinées au dernier degré ; sur les murs où la tapisserie semble n'avoir jamais existé, ne subsiste qu'une figurine de... Jésus en ivoire dont le support cruciforme s'est volatilisé, à l'image de  tout le mobilier. Le caractère insolite de l'incendie en a interpellé plus d'un et particulièrement les pompiers qui, accoutumés à manoeuvrer dans les conditions les plus diverses, ont beaucoup de mal à admettre qu'un feu se soit développé avec une telle rapidité et se soit éteint de lui-même, tout aussi rapidement. Une heure après le drame, la famille Auzié au complet contemple l'étendue du désastre : je n'ai jamais vu mes beaux-parents atterrés de la sorte et je me sens envahi d'une grande compassion à leur égard. Cependant, un relent de sentiment de culpabilité m'interdit de faire valoir cette dernière ; je me contente d'apaiser autant que faire se peut Béatrice, laquelle est au bord de la crise de nerfs.   

            Le quotidien a repris ses droits et nous avons déménagé tel que c'était prévu. Les travaux de réfection de notre futur logis ont débuté et font suite aux réparations consécutives à la catastrophe qui a détérioré l'étage supérieur de la maison de ma belle-famille.

            Vivre à la campagne a mis un peu de baume au coeur de cet automne dont le climat (au sens figuré) n'est pas des meilleurs, ainsi qu'il est aisé de l'imaginer. Alors que nous nous préparons à rallier Niort où va se dérouler la troisième édition des "vingt-quatre heures pédestres", l'état du père de Jean s'avère des plus alarmants, tandis que celui du père de Lucette va nous causer quelques préoccupations. En effet, durant notre absence, en déroulant un fil électrique sur la terrasse de la maisonnette que nous occupons depuis peu, mon beau-père s'est trouvé projeté à l'étage inférieur (environ quatre mètres). Sa réception, quoique brutale, n'a pas été des plus catastrophiques : il s'est seulement brisé le fémur alors que sa chute aurait été susceptible d'occasionner des conséquences d'une toute autre gravité. Plus cocasse, si l'on puit dire, se veut la version commentée par le père de Madame Auzié qui n'a pas manqué, dans le climat précité, de jeter un froid supplémentaire. Le grand-père, témoin de la scène, affirme ni plus ni moins que son gendre s'est tout bonnement jeté du balcon, n'hésitant pas à ajouter, pour étayer sa thèse, que Monsieur Auzié avait donné l'impression de vouloir se suicider. Pour l'heure, voilà donc le père de Lucette hospitalisé et immobilisé pour un temps indéterminé.

            Peu encline à céder au découragement et désireuse d'effacer sa contre-performance de Coëtquidan, Lucette fait fi des conjonctures, pour le moins néfastes, qui enserrent notre environnement. En compagnie de Jean, de Chantal Anselmo (un personnage dont nous ferons plus ample connaissance dans un chapitre ultérieur) et de la famille Rouillé, je l'assiste dans son entreprise et assiste par là même à sa troisième victoire consécutive dans cette compétition dont elle semble avoir fait sa chasse gardée.

            Durant l'épreuve, j'aurai l'opportunité de converser avec des médecins et des kinésithérapeutes, qualifiés pour procéder à l'encadrement des athlètes, qui me confieront, d'un commun accord, que mon épouse possède des prédispositions pour les efforts d'endurance. Détentrice de fibres musculaires à contraction lente (par opposition aux fibres musculaires à contraction rapide des sprinters), elle est moins sujette aux contractures et autres problèmes liés à la circulation sanguine. Du fait, Lucette ne peut connaître d'asphyxie musculaire ou de tétanisation que longtemps après la manifestation de ces dernières chez la moyenne des individus. L'oxygénation apparemment plus cohérente dont bénéficient ses muscles, au cours de l'exercice, la garantirait des avatars que Jean et moi (et certainement beaucoup d'autres) rencontrons à l'occasion de ces épreuves de longue durée.

            Pourtant, en cette mi-novembre 1981, il serait mensonger de prétendre que tout s'est passé pour le mieux : Lucette a connu de nouveaux problèmes gastriques qui l'ont obligée à observer des pauses, lesquelles, au bout du compte, ont singulièrement amenuisé sa performance kilométrique. Seulement (!) un peu plus de cent quarante-huit kilomètres couronneront sa première place, qu'elle accueillera dans un égal mélange de bonne humeur et de modestie.

            Tout cela ne nous empêcha pas, le lendemain, tout au long des huit cent soixante-dix kilomètres séparant le Marais poitevin de notre chère Provence, d'avoir une discussion des plus animées destinée avant tout à relativiser l'importance que l'on accordait au résultat de nos actes, quels qu'ils fussent. Cela concerna aussi bien l'engouement suscité par l'intention que le mérite qui découlait de la réalisation de cette dernière. La conclusion mit surtout en balance le bien-fondé et l'inutilité de participer à des compétitions, a fortiori lorsque ces dernières avaient lieu aussi loin d'où nous vivions.

            Au cours de la semaine succédant à ces événements, dans l'optique d'aiguiser nos facultés de raisonnement, spécialement par rapport à ce dont nous avions débattu au cours du trajet nous ramenant à Auriol, Jigor et Rasmunssen nous font le bonheur de nous confier ce qui suit :

            - L'aptitude, en quelque matière qu'il soit, n'est autre chose que l'harmonie plus ou moins édifiée entre plusieurs possibilités. Il se peut aussi, qu'au cours d'une vie consciente, on ne la décèle pas : ce n'est là qu'affaire de circonstances... mais en règle générale, lorsque le sujet va à la connaissance de soi, elle ne manque pas de se manifester. Le rejet qu'on incombe à l'inaptitude est, n'omettons pas de le préciser, un manque de persévérance en bien des cas : c'est la fameuse confrontation patience/passion...

            Cela dit, il est nécessaire, sans établir de comparativisme pour autant, de traiter le cas de chacun séparément. Celui qui généralise est dépourvu d'originalité puisqu'il ne décèle pas d'originalité chez autrui. Cette carence est observable fréquemment chez vous en matière artistique. Nous pouvons disséquer le processus en trois éléments :

            Le style, tout d'abord, composante majeure de l'apparence.

            La technique, ensuite, qui tend à modifier dans le but d'améliorer la chose entreprise.           

            Enfin, l'idée donnée ou reçue quant à la performance elle-même, par rapport au but fixé préalablement.

            Là, entre dans ces trois phases tout ce que l'individu peut posséder d'intuition et d'instinct. Toute aptitude dépendant de ces aptitudes, nous en revenons à la conversation sur la "Situation Etablie" et la "situation provoquée"... La fulgurance vous faisant défaut, vous faites confiance, en un mot vous subissez ce que l'on vous enseigne, ce que vos sens perçoivent : réminiscences, atavisme et culture générale mêlés...

            Jigor marque ici un temps d'arrêt dont use immédiatement Rasmunssen pour surenchérir :

            - Et pourtant, vous êtes-vous posé la question quant à la quantité infinie de choses que vous pouvez vivre, en marge de toute idée de comparativisme ? En marge de toute notion ? En marge de tout règlement institué à des fins diverses ?..

            Comme s'Il ne s'était jamais interrompu, Jigor enchaîne :

            - Vous connaissez la lassitude car vous ne maîtrisez pas la patience. Vous ne faites corps qu'avec l'insatiabilité : habitude tenace entre toutes. Vous "gestualisez" vos pensées, vous imaginez... vous croyez imaginer ! Mais toujours en fonction de vous ! L'intention, l'acte, la conclusion, processus régulier mais non continu, n'oubliez jamais : la continuité ! Tout est dans la continuité ! L'Eau et la Lumière en sont les preuves irréfutables !

            Le renoncement est toujours provisoire, même s'il est sanctionné par une rupture. Le comble pour la rupture, de quelque nature qu'elle soit, n'est-il pas qu'elle devra se manifester à nouveau, en des occasions différentes certes, mais immuablement.

            La continuité poursuit la rupture jusque dans la rupture, au fil des vies conscientes qui vous sont propres : la Situation Etablie !.. Toujours la Situation Etablie...

            Exactement de la même façon qu'il l'avait effectué quelques instants auparavant, Rasmunssen continue la leçon :

            - L'aptitude, donc, ne doit pas servir à vous réaliser ; vous atrophiez de la sorte, en vous polarisant sur elle, bien d'autres éléments inhérents à votre progression... Tout reste toujours à prouver car les instants vrais réfutent tout, hormis ce qui est !...

            Faisant référence à ce que nous avions plus ou moins conclu lors de la conversation que nous avions eue au retour de Niort, Jigor précise alors :

            - Pour en revenir à vos problèmes qui, vous le savez comme nous, n'en sont pas, ce n'est pas tant la compétition qui est ridicule, pas tant le voyage qui est inutile mais tout ce dont vous entourez ces entreprises : l'agitation, le désir, le projet, toutes choses que vous subissez !..

            Fidèle à l'image que nous avons de Lui, en tant que support humain de l'enseignement qu'Il nous prodigue, Rasmunssen clôt le débat dans l'amalgame "philosophico-poétique" qui lui sied si bien :

            - Courez, voyagez mais de la même façon que vous respirez... sans contrainte... Puisque le geste reste le même, puisque le décor ne varie qu'avec les saisons, vivez ces choses harmonieusement : sans entrain ni désenchantement...

            La "certitude" demeure assouvie, rassasiée. Le "doute" vacille, fuit, ne conservant jamais la même proie. La "certitude" est sereine... le "doute" insatiable...

            Sans entrer dans le détail ni déranger trop ouvertement notre intimité, c'est-à-dire en ne faisant allusion à aucune identité, laissant tout juste transparaître une ligne directrice un tant soit peu spécifique, Jigor et Rasmunssen nous présentent "l'aptitude" telle une forme de la Situation Etablie. En la subdivisant, Ils nous exposent la manière dont s'accomplit le cheminement qui conduit l'Etabli au provoqué.

            Démonter de la sorte le mécanisme, n'interdit nullement de constater que la chose, si entretenue puisse-t-elle figurer, au gré de l'engouement et de la pratique qu'on lui consacre, est avant tout "reçue". Tout "reçu" émanant d'un "don", comment ne pas déduire que nos deux "compères" de l'Espace/Temps visent à nous faire ressentir ici un aspect de notre participation à la Loi des Echanges ? Et ce, malgré qu'il soit aisé de se rendre compte, en se référant au début du dialogue, que dans cette interaction, nous sommes toujours vécus par les éléments, antérieurement au fait de les vivre, du moins de manière consciente. Il suffit de se remémorer, sur-le-champ, les dires de Virgins, Laquelle, au mois de mars 1978, nous affirmait : Votre image se reflète dans la glace bien avant que vous en soyez conscient.

            Il ressort conjointement que se confiner à ladite aptitude, afin d'établir sa personnalité, condamne à figer, et par ce, à "s'enfermer avec" : donc s'éloigner de cette Liberté dont nous demeurons épris et dont nous nous savons privés[2].

            "Circonstanciellement" (et encore une fois) confrontés à "l'acte", sous maintes facettes, nous comprenons mieux qu'il reste opportun, au nom de la gratuité dont on sait qu'elle le libère, d'accomplir celui-ci loin de ses ancestrales entraves. Il n'est, pour s'en persuader davantage, que de bien prendre en compte le conseil de Rasmunssen qui nous encourage à réaliser les choses sans entrain ni désenchantement. La première condition ne représentant rien moins que la passion sempiternellement décriée, l'on peut déduire qu'il doit s'ensuivre, au gré de l'application de cette proposition, un meilleur dosage de notre atavique "insatiabilité".

            Par répercussion, n'est-il pas envisageable, alors, d'accéder à une notable résorption des situations provoquées et à minimiser ainsi l'effet de l'éventuel "désenchantement" évoqué ?

            Je songe ici à tout ce que nous entreprenons avec trop de motivation et je ne puis m'empêcher d'inviter le lecteur à établir le recoupement qui s'impose avec le Texte de décembre 1979. Il y est notamment fait état de la promesse et de ce qui va provoquer la lassitude qui survient pratiquement toujours (nous pourrions dire sans se lasser) au moment où se perçoivent les limites de l'action entreprise. Bien sûr, il demeure hors de propos, à ce sujet, de prétendre bannir l'intention qui ne manquera jamais de nous agresser par l'intermédiaire de notre cogito mais, plus simplement, de tenter de la localiser dès que faire se peut. Nous pourrons conséquemment envisager de scinder, avec le plus de constance possible, acte et geste.

            Toute introspection digne de ce nom privilégiera, sans conteste possible, le second, lequel personnifie, de la manière la plus efficiente qui nous soit offerte, la "liberté" évoquée précédemment[3], donc une possibilité, si ténue soit-elle, de faire corps avec l'Etabli, en l'occurrence : l'aptitude.

            De plus, l'analyse nous portant à constater que tout "donné" s'épanche dans la continuité, il n'y a pas trop lieu de s'émouvoir du renoncement. Celui-ci n'occasionnera, en la matière, qu'une rupture provisoire (vraisemblablement un effet du spasmodique échange qui nous est dévolu) puisque la Foi, ne dérogeant pas au facteur d'Eternité qui la pourvoit, nous poursuivra de ses "assiduités". D'ailleurs, dans l'un des tiroirs de notre mémoire, n'avons-nous pas à notre disposition un adage rasmunssenien qui atteste : Où il y a Espérance, il y a Vie ![4]

            Nous aurons le loisir de nous référer à nouveau aux différents concepts présentement abordés, tout au long de ce que va continuer à traduire ce récit. Pour peu que l'on se soit montré attentif à ce qui s'est dit jusqu'alors à travers le Message, on aura déjà retenu l'un des éléments de constance qui le définissent : rien ne s'y montre figé. Telle l'onde vibratoire qui le véhicule (pour demeurer dans l'ordre d'idées que ce livre relate, depuis le début des contacts), tout ce qu'évoquent les Textes se rejoint, au fil des événements que l'Existence nous propose, dans son éternel recommencement.

            L'événement majeur, en cette fin 1981, se déroule en Pologne où selon une idéologie que je sais bien galvaudée, un pouvoir dictatorial se met en place. Ecrivant toujours (à mes moments perdus) des chansons, cette situation m'en inspire une que j'intitule : "O solidarité".

            Cette vertu, tout à fait de circonstance, m'a conditionné pour rédiger un hymne à l'Espérance : hymne que s'apprêtait à entonner, quelque vingt siècles auparavant, un personnage qui, à cette période de notre calendrier (du moins selon ce que nos institutions nous enseignent), ouvrait les yeux sur un monde qui, hélas, n'a pas réellement changé depuis.

 

 

 

 



[1] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 9.

[2] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 21.

[3] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 21.

[4] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 23.

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