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Chapitre 2

 

 

 

 

 

 

 

 

            Le mois de février va s'achever et les parents de Lucette sont en passe de s'installer définitivement dans leur maison de campagne d'Auriol. Ils ont trouvé un acquéreur pour leur appartement du Méditerranée (théâtre de tant de phénomènes) et ils aspirent à vivre le restant de leur âge au "grand air". Mon beau-père se trouve à un an de la retraite, Patrick, mon beau-frère travaille et dispose de son moyen de locomotion personnel, il n'y aura donc que Béatrice qui, toujours étudiante à Marseille se verra contrainte d'utiliser les transports en commun pour vaquer à ses occupations. Ma jeune belle-soeur, à ce moment du récit va sur ses dix-sept ans et voue une admiration profonde pour ce que Lucette et moi vivons, par opposition à ce qu'elle perçoit chez les autres couples de notre génération. Il est certain que la marginalisation dont ma compagne et moi sommes l'objet, bien indépendamment de notre volonté (faut-il le répéter), possède tous les ingrédients pour passionner un adolescent.

            Même en ne faisant rien pour se différencier des autres, force est de convenir que de se trouver à la retraite à moins de trente ans et d'avoir vécu des années durant tout ce que cette histoire a résumé jusqu'alors, modifie quelque peu certaines attitudes que l'on se doit d'avoir vis-à-vis du mode de vie et de ses principes : d'où, peut-être un certain détachement, par rapport aux préoccupations des "non marginalisés", pouvant s'assimiler, par certains points, à l'insouciance que l'on prête souvent à la jeunesse. Béatrice donc, de plus très attirée par la pratique du sport (elle a pratiqué le basket-ball et trottine quelquefois à nos côtés) et aussi par la musique (la chanson française en particulier), partage beaucoup d'affinités avec nous et s'imagine très bien mener, dès lors, une existence ressemblant d'assez près à ce qu'elle situe de la nôtre présentement. Avec le recul, aujourd'hui, je me dis que ma belle-soeur avait tout pour vivre ses vingt ans en 1968. Elle n'aurait pas dépareillé avec l'idéal qui habitait alors la jeunesse de l'époque : ensemble de choses que j'ai, pour ma part, mal connu (vous en rappeler les raisons est, je pense, inopportun puisqu'il n'est besoin, pour ce, que de se reporter au premier volet de cette histoire). D'ailleurs la soeur de mon épouse, en cette fin d'hiver 1978, ne cache pas la profonde sympathie qu'elle porte à son professeur de français, une ex-"soixante-huitarde" qui le lui rend bien, si l'on en juge les notes généreuses que cette dernière lui octroie, à l'occasion de dissertations... auxquelles il m'arrive de participer un tantinet.

            Afin de ne pas trop s'égarer du contexte de ce que ma mémoire vient d'évoquer, c'est précisément la veille de notre départ en week-end à Auriol, que Rasmunssen se manifesta pour nous proposer de lui poser la ou les questions se dessinant dans notre esprit. La question émana de Jean Platania; je vous rétrocède, au fil des lignes qui suivent ce que fut cet entretien, comme toujours enregistré sur notre radiocassette.

            - Comment pouvons-nous concevoir la Vie, dans notre "système", après les explications que vous avez données sur la "mort" ?

            Ce à quoi Il répondit :

            - Nous pensons qu'il convient de vivre en harmonie avec les choses vraies, sans rechercher systématiquement un sentiment de perfection envers ces choses... Il convient de prendre le temps de s'apercevoir que l'on est heureux, et ce, comme nous vous l'avions déjà dit, au moment même où l'on se pose la question ! Cela paraît facile mais demande une grande connaissance des choses simples qui font les joies profondes, lesquelles une fois assimilées, deviennent, le temps aidant, les symboles du Bonheur... Et lorsque l'on sait combien l'habitude détruit, chez vous, les sensations que procurent ces choses simples, à tel point que vous les avez oubliées avant même de les avoir apprises : là, dans l'apprentissage de la connaissance, s'ouvrent des horizons pour lesquels une Vie à l'état conscient ne suffira pas. Le problème est différent pour nous, nous l'avons évoqué au niveau de l'acte...

            Atteindre sans attendre, sans chercher, donc sans redouter...

            Vouloir conduit à exacerber vos sens et détruit, un peu par les difficultés rencontrées pour parvenir à ses fins, un peu par les satisfactions inutiles qui suivent, vouloir conduit à rechercher encore autre chose, entre autre la perfection... L'insatiabilité ne conduit pas, nous vous l'avons dit, à la perfection : elle enfante un état profond d'insatisfaction permanente qui entrave la véritable progression de l'individu, dans l'absolue recherche de la vérité. La vérité a, peut-être elle-même, en quête de "vrai", un jour décidé d'échapper à nos sens... Elle n'a pas de combat à mener au Temps, puisqu'elle s'exprime à l'Infini...

            La Vérité est infinie... seul le Père l'a rencontrée... et qui nous dit que depuis ce jour il ne nous a pas oubliés (rires). Annihilez la notion de temps, Jantel, et vous libérerez en grande partie votre vérité : cette part de vous-même qui ne vous appartient pas ! L'instinct, comme vous dites, les instincts : la faim, la soif, le sommeil, pour ne citer que des fonctions essentielles chez vous, ne répondent à des besoins auxquels l'assentiment de la montre, et le fait qu'il fasse bleu ou noir, sont tout à fait inutiles. A ce sujet, je sais vos difficultés dans votre Société absurde et je vous encourage à persévérer dans la voie que vous avez choisie et que vous montrez aux autres... Mais de grâce ! Ni vous, ni les autres ne devez dire que le "temps" qui vous sera donné, vous servira à vous épanouir davantage. Il y a des printemps qui donnent peu de fleurs : le fait qu'ils soient des printemps suffit à nous faire oublier les rigueurs de l'hiver...

            Le "temps" que vous partagerez avec les vôtres, avec vos amis, reste le même que celui qui vous a conduit jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à cet instant que nous partageons. Seulement voilà, vous êtes disponible Jantel ! Disponible comme vous le dites si bien et cette disponibilité s'appelle "bonheur" ! Il faut l'accepter : elle ne demande rien, mais se saisit de tout ! Vous verrez : elle vous éclaboussera encore, car aidée de vos sens desquels elle s'octroie et s'octroiera plaisir, elle bâtira la sérénité... la sagesse...

            Et comme je pris sur moi-même de lui demander, tant cela me démangeait la langue, ce qu'Il entendait par être "sage", Rasmunssen me répondit par cette définition qu'Il ponctua d'un rire léger :

            - Etre "sage" Jantel ?... Mais c'est ne pas le savoir !...

            Plus que jamais, la poésie va de pair avec ce qu'exprime celui que nous considérons désormais comme un Père Spirituel. Est-ce le fait, tel qu'Il le souligne si bien, que Lucette et moi sommes disponibles ? En tout cas il est notable qu'il émane de ses propos ce que je n'hésiterai pas à appeler une nouvelle couleur, une tendance au pastel, dirais-je. Précis, Rasmunssen le demeure, mais là Il semble qu'Il veuille nous faire donner un rythme à ce qu'Il nous enseigne : plus que jamais Il invite à la "patience" et lui-même a l'air de s'être vêtu de cette "patience". Nous avons l'impression qu'après nous avoir, au cours des années précédentes, démontré sans ambages la piètre qualité de ce que nous propose notre mode de vie, l'ancien Druide, "libéré" de nos contraintes professionnelles, entreprend de nous conduire à une gestion de son enseignement. De là, naît, peut-on penser, ce sentiment de paternalisme dont j'ose faire état, lequel se traduit à travers la modulation du timbre de la voix, en son épanchement moins discursif et par là même, à la propension à nous soumettre certaines des fameuses "nuances", qu'au cours des entretiens précédents, il nous avait été conseillé d'exercer. Ainsi nous est-il proposé d'atteindre sans attendre, sans chercher pour ne pas redouter, ce qui correspond à nous faire atténuer grandement l'effet de la passion, si souvent décrié.

            Ceci, nous pouvons aisément le déduire, tend à minimiser ou tout du moins à relativiser l'importance que l'on s'accorde à donner à l'acte. De ce dernier nous savons bien, désormais, qu'il ne justifie nullement notre présence en ce Monde, mais n'interdit pas, à partir de l'instant où l'on existe, de s'adonner à un "apprentissage de la connaissance", quand bien même cette démarche demeurera inachevée car interrompue par la discontinuité de nos vies conscientes.

            Rasmunssen évoque, à cette occasion, un état qu'Il assimile au "bonheur". Nous comprenons mieux, car le déduisant, que cet état qu'Il mentionne ne dépend donc pas d'un désir particulier (de "vouloir" pour reprendre le terme employé) mais certainement d'une découverte. Pourrait-il, du reste, en être autrement ? Ce serait difficile de l'imaginer, étant donné que nous sommes convaincus que le "bonheur" ne se fixe pas, eu égard à la fusion constante des choses qui interdit tout positionnement définitif[1]. Du fait, cela sous-entend que nous devons laisser, autant que faire se peut, place à ce qu'il convient de nommer l'effet de surprise : au "non-figé". Pour être heureux, il suffira alors, à mon sens, de pouvoir s'émerveiller, d'où de découvrir ce que notre "guide spirituel" appelle les choses vraies.

            Et il est ajouté : sans rechercher un sentiment de perfection à l'égard de ces choses, ce qui doit permettre de ne rien en attendre, et surtout pas un profit qui ne manquerait pas d'engendrer la redoutable insatiabilité. Bien sûr, cela nécessite, au préalable de déceler ces choses vraies que nous avons le devoir, à présent, d'apparenter à la fameuse quête de l'essentiel évoquée lors du mémorable 31 décembre 1975. A ce sujet, n'oublions pas qu'il nous a été spécifié que notre perception n'est, en grande partie, que l'objet du circonstanciel qui la véhicule[2]. Lequel circonstanciel est dépendant du Temps, puis ensuite de l'Espace[3] : ceci étant de nature à nous remémorer l'incapacité qui est nôtre à fréquenter le "temporel", à l'état "conscient", donc, a priori, de limiter notre approche de ces choses vraies (d'où, cette inférence tout à fait gratuite et personnelle qui présuppose que ce qui nous vit le réalise bel et bien à notre insu : puisque le plus souvent à l'état inconscient, voire exceptionnellement à l'état semi-conscient). Plus explicitement, cette théorie prend tout son sens au terme de l'entretien lorsque Rasmunssen, parlant de la "disponibilité", nous apprend que cette dernière ne demande rien mais se saisit de tout... N'y faut-il pas voir là un prétexte, mieux encore, une invitation à s'offrir et donc à aborder la Foi comme il sied de le faire : dans la patience ?

            Ensuite, se risquer à tenter une approche de l'absolue recherche de la Vérité, équivaut à bien mettre en équation le mot "nuance" : je pense, pour ma part, qu'il ne s'agit pas là d'un choix mais d'une fonction s'exerçant en marge de toute démarche conventionnelle émanant de notre culture ou de notre éducation. Il est aussi question d'une Vérité en quête de "vrai" : je suis là persuadé qu'elle ne nous concerne pas, du moins, encore une fois, sur le plan du "conscient" et encore à des stades que seuls, peut-être, nos Amis d'Ailleurs côtoient... N'est-il pas fait mention, lors de la phrase nous encourageant à libérer en grande partie notre vérité, d'une part de nous-mêmes qui ne nous appartient pas ?

            Comme l'on est en droit de concevoir à ce sujet que le "temps" que nous gérons n'est pas le Temps dont parlent ces Etres, il est logique que nous nous rendions compte qu'en matière de "vérité", il existe également une "Vérité" et un ou plusieurs dérivés de cette "Vérité". Nous rejoignons là le schéma "rasmunssenien" définissant "l'Espérance" en tant que mère des "espérances" ou des "espoirs"[4]... Donc, en postulant pour une Vérité qui s'exprimerait à l'infini, disons plutôt à l'état éternel (et il n'y a pas de raison qu'il en soit autrement : Rasmunssen a l'air de s'y confiner sans problème, avec toutefois une petite arrière-pensée à l'égard du Père), nous concevons mieux, étant mortels, c'est à dire discontinus par rapport à l'élément de constance que traduit l'Eternité, qu'il ne nous soit offert de participer qu'à un spasmodique échange à l'intérieur de la Loi régissant l'ensemble de ces échanges.

            Cet aspect de la situation nous amenant à n'obéir qu'à des notions, tel ce "temps" qui n'est qu'une chronologie de nos actes plus ou moins fondés, il devient aisé de déduire pourquoi Rasmunssen nous encourage à l'annihiler. Aussi, sans prétendre parvenir d'emblée à cette finalité, mais tout simplement en amenuisant l'importance que l'on octroie à ce facteur essentiel de notre système de vie, nous devons nous détacher quelque peu de son conditionnement, lequel entretient nos limites et nous entrave avec la réitération d'effets pervers qui vont jusqu'à nous robotiser.

            Comme ne manque pas de le souligner notre Initiateur, Lucette et moi commençons bien à ressentir les bienfaits de cette disponibilité qui se désigne comme étant, sinon la condition sine qua non de cet apprentissage des choses simples, du moins un gage d'y accéder.

            C'est Loris Micelli qui a conduit, en ce samedi fleurant déjà bon le printemps, Pierre Giorgi et Gérard Pietrangelli à Auriol où, à l'écoute de l'enregistrement effectué la veille, nous commentons les grandes lignes de cette causerie dont nous a gratifiés Rasmunssen. Lucette et moi faisons valoir qu'un changement de ton s'est incontestablement opéré et qu'une forme d'ouverture se précise, ainsi que nous l'avions un tant soit peu envisagé. Jean Platania, qui n'en est pas à la première écoute de l'entretien, s'attarde sur certains effets de la sémantique donnant à penser à une forme de philosophie orientale. Béatrice et Pierre, eux, s'extasient sur la définition de la "sagesse" clôturant la conversation. Loris, quant à lui, bien que subjugué par la faconde "rasmunssenienne", se montre, à l'image de Gérard, assez circonspect. Tous deux ne démordent pas du fait que tout ceci s'adresse avant tout à Jean-Claude Pantel et à un degré moindre à Lucette. Pour Gérard, c'est indubitable, il va se creuser nécessairement un fossé entre les deux personnes concernées directement et leur entourage, si amical ou familial soit-il.         Dire que ce type de réaction reçoit mon approbation serait ne traduire qu'une partie de ce que j'en conçois. Faisant référence aux dix années que j'ai passées, me remémorant les principales confidences publiques de Karzenstein, il serait malvenu de ma part de ne pas admettre que, dissocié de ma présence, aucun de mes amis ici présent ne bénéficierait de cet apport "extra-humain". Cependant, et je n'hésite pas à le promulguer, notamment au dubitatif Gérard : Rasmunssen vient de m'encourager à faire partager mes convictions aux autres ! Fort sagement, Jean conclut alors qu'il n'y a pas lieu de s'alarmer et que chacun saura, selon ses capacités, mettre en pratique cette forme d'enseignement qu'il nous sera donné d'interpréter.

            Ce qui n'est pas commode à interpréter, en attendant, ce sont ces incursions que je me vois toujours obligé de faire à l'intérieur de la penderie. Il en est ainsi en ce mercredi soir de mars où les amis cités dans le paragraphe précédent sont venus chez moi, assister à la retransmission d'un match de coupe d'Europe de football dont Pierre n'est pas le moins intéressé, puisqu'il est natif de Corse et que c'est précisément le club de Bastia qui joue.

            Gérard, Jean, Pierre et Loris se verront partagés entre deux spectacles : la rencontre footballistique ainsi qu'un bon nombre de phénomènes paranormaux, dont le moindre ne sera, certes pas, le début de fugue opéré par la 2 CV de Loris, sans conducteur à son bord, convient-il bien de préciser. Je résume brièvement ce que me racontèrent mes amis et mon épouse quant à ce qu'il advint ce soir-là : sur le coup de dix-neuf heures, je fus attiré puis enfermé dans la penderie.

            Là, durant toute la durée du match, s'échangèrent des coups de sifflet : ceux de l'arbitre officiant sur le terrain de Bastia et ceux, paraît-il, très lancinants provenant de mon lieu d'isolement. C'est alors, qu'au moment de prendre congé de Lucette, vers vingt-trois heures, un bruit de moteur suivi d'un rire sarcastique différent toutefois de celui de Virgins ou de Karzenstein, retentirent dans la rue, incitant nos invités à sortir sur le balcon. La rue Albe, pratiquement déserte, offrit à mes amis cette scène prodigieuse : la voiture de Loris, garée soigneusement entre deux autres véhicules, s'extirpa habilement de son emplacement et entreprit une petite promenade solitaire qui la vit s'arrêter, en descente, quelques dizaines de mètres plus loin à... un feu rouge !

            Gérard, Pierre et Loris nous confièrent dès le lendemain que monter, sitôt après, dans la facétieuse 2 CV leur demanda un certain courage. Jean se félicita, de son côté, d'avoir été épargné par nos "relations d'autre part" : venu avec sa propre voiture, il n'hérita d'aucune intervention particulière et rentra paisiblement chez lui. Nous considérâmes alors que cette manifestation avait pour but de nous éloigner de certaines préoccupations, telles le football, qui n'adhéraient pas à l'évolution que nous disions souhaiter. Un peu plus de quinze années plus tard, au vu de ce qu'a apporté le sport dit de spectacle à notre Société, nous saisissons, sans difficulté aucune, la teneur de cet avertissement spectaculaire, quoique non violent mais ô combien fondé, qui nous fut adressé alors. "Panem et circenses": ce n'était, bien sûr, pas pour que l'on se confinât à ce principe "du pain et des jeux" que Karzenstein, qui n'ignorait nullement ce qui guettait notre civilisation en cette fin de siècle, nous avait fait accéder, de façon plus ou moins directe, à cet état de disponibilité.

            La disponibilité va faire tache d'encre, prenant dans ses filets Jean Platania qui ne cesse de subir les procès d'intention et les avanies de sa famille qui le relance, suite à sa décision de prendre du recul vis-à-vis du système. Jean se trouve aux confins de la déprime : Humbert Marcantoni le confie alors aux bons soins du Professeur Khalil, Chef du Service Psychiatrique de l'Hôpital de la Timone, qui lui fait interrompre le travail. Bien que ceci ne résolve nullement les problèmes familiaux, sur le plan de la communication, notre ami peut déjà s'adonner à ce qui lui tient à coeur : étancher son inextinguible soif d'apprendre. Entre la lecture d'Alexis Carrel et de Teilhard de Chardin, l'écoute de France/Musique ou France/Culture, Jean va peaufiner son savoir, aborder la connaissance, sous des facettes que l'enseignement supérieur suivi, lui occulta, par excès de spécificité. D'autre part, pour demeurer en accord avec la maxime de Juvenal : "Mens sana in corpore sano", il nous rejoint régulièrement au stade Vallier pour courir. Il n'omet pas de participer, en sus, à des séances de rééducation, chez un ophtalmologiste, lesquelles visent à corriger son strabisme et surtout à lui éviter, du moins peut-on l'espérer, une intervention chirurgicale. Disons tout de suite, que l'optimisme n'est alors pas de rigueur, quant au fait de passer outre la bénigne, mais délicate opération du nerf optique de son oeil droit. Pourtant, sous des formes totalement imprévisibles, l'oeil réfractaire de Jean va reprendre une position normale : nous relaterons comment, en temps opportun.

            La tournure prise par les événements dispense à Lucette ainsi qu'à l'auteur de ces lignes un équilibre indéniable, par rapport aux premières années de vie commune auxquelles ils furent exposés. Après ce qu'il n'est pas exagéré de baptiser "la tempête", nous avons droit à une évidente accalmie qui, sans pour autant représenter le calme plat, nous autorise à naviguer en position, disons, sécurisante.

            Seules certaines remarques désobligeantes, qu'il nous faut hélas affronter plus que de raison, aiguillonnent quelque peu notre sensibilité : elles émanent de ceux qui naguère nous abandonnèrent à notre sort peu enviable. Ceux-là même qui ne négligeaient pas d'arguer, au cours de ces heures pénibles, à qui leur prêtait l'oreille, que nous étions des malades, pour ne pas dire des débiles mentaux. Et voilà que soudain, ces personnes nous critiquent aujourd'hui, eu égard à notre position sociale due précisément à notre maladie, ce qui, d'évidence, dénote un certain manque de suite dans les idées. Toutefois, force est d'admettre que l'épanchement d'un tel sentiment s'avère davantage traumatisant lorsqu'il s'exhale de la famille. Ma mère, notamment, me concerne, à chacune de nos rencontres, par son sacro-saint sens de l'éthique, vraisemblablement dans l'espoir de me donner mauvaise conscience. Elle juge, sans restriction aucune, illégitime cette mise à la retraite anticipée dont je bénéficie, allant, à ce propos, jusqu'à incriminer la pauvre Lucette, estimant qu'elle exerce une influence néfaste sur ma personne. Ce comportement, bien préjudiciable, n'est en réalité rien d'autre qu'une pulsion de possessivité maquillée et, bien qu'une gêne assez compréhensible, m'interdise de m'attarder sur cet aspect intime de mon existence, je ne me sens pas le droit de l'éluder totalement par souci d'authenticité. Du reste, à propos de possessivité, je n'ai pas manqué, dans un chapitre antérieur, d'en souligner certains effets qui s'amorcèrent, lors des premiers contacts s'établissant entre Jean et Gérard, en ma présence.

            Je ne saisirai jamais totalement la raison tendant à exacerber cet état de fait perpétré à mon égard, et ce, à diverses occasions, par des personnes constituant mon "univers relationnel" du moment. Néanmoins, une conversation que j'aurai avec Rasmunssen, une dizaine d'années plus tard, soulèvera un large pan du voile à ce sujet et autorisera tout un chacun à conclure, de façon satisfaisante, ce qui demeure encore à ce jour, pour moi, l'expression d'un échec. Présentement, au cours de ce printemps 1978, j'essaie de concilier ce que je viens de me risquer à ébaucher, avec ce que je me trouve en devoir d'appeler "bonheur", selon Rasmunssen, et que je ressens d'ailleurs comme tel, en mon for intérieur.

            Pour ce, heureusement, nous jouissons d'une grande complicité au niveau de notre entourage direct. Personnellement, j'ai toujours eu en Gérard, déjà lorsque je travaillais, un défenseur hors-pair, une sorte de chevalier des causes impossibles, un pourvoyeur de bonne conscience. Ma plume n'a certes pas manqué de le relater, mais je désire ajouter qu'il s'agit là d'un personnage d'une telle singularité, qu'il ne nous est autorisé à n'en rencontrer qu'un au cours d'une existence heureuse. Aussi, que me soit alors pardonnée l'outrecuidance dont je fais montre en osant multiplier par deux cet état de fait ! Oui, par deux, car je me retrouve transporté dix années en arrière, lorsque, Gérard, sans les avoir jamais entendues, prononce des phrases qui sont pratiquement la copie conforme de celles que savait si opportunément épancher Mikaël. Ces phrases résonnent en moi comme un écho, et Gérard ne peut imaginer la sensation qu'elles me procurent.

            C'est ainsi, que lorsque je m'ouvre à lui, dénonçant certains scrupules que ma mère, par exemple, a fait naître en dénaturant les conséquences de ce que la Société m'a offert de vivre, mon ami, spontanément, s'exclame :

            - Le fait que tu aies été soustrait aux contraintes du travail est, on ne peut plus, normal : ton existence n'a rien à voir avec celle que nous menons, car l'enseignement que tu reçois est tout à fait incompatible avec des contingences d'ordre familial ou social et tu n'as pas à te soucier de ce qu'en pensent les autres...

            Pour ajouter immédiatement, au vu de ma moue dubitative :

            - Pourquoi ne pas prétendre, aussi bien, que Karzenstein se serait tout bonnement fourvoyée ?

            Il est évident qu'un tel argument efface tout état d'âme tendant à me culpabiliser : il pourvoit, au contraire, à un surplus de détermination dans le fait de m'engager dans ce que Rasmunssen sut appeler un jour : la Liberté[5]. Ne suis-je pas, ou plutôt ne sommes-nous pas voués à ne dépendre d'aucune activité professionnelle pour subsister ?

            Et n'est-ce pas démontrer une forme "d'insatiabilité" que d'attendre un assentiment quelconque de la part d'autrui ? Qui que soit cet autrui ? Gérard a incontestablement raison. Non, je n'ai pas le droit de douter, il nous a été octroyé la chance inouïe de rompre avec un aliénant quotidien, nous nous devons d'accepter cette chance, envers et contre tout. 

            Mot étrange que ce mot "chance". C'est à propos d'une conversation ayant trait au résultat inespéré qu'avait obtenu une équipe lors de quelque match de football visionné à la télévision qu'un soir de mars, Virgins s'en vint nous donner quelques indications au sujet de ce phénomène impalpable qu'on identifie à "la chance".

            - Je vous dirai que dans les faits et les gestes coutumiers, l'habitude et l'aptitude sont prépondérantes. La "chance" à notre avis n'est qu'un état passif... Elle tend à expliquer la réussite qui couronne une ou des choses entreprises. Chez nous, ne revendiquant pas de hiérarchie dans les choses que nous vivons, nous n'avons pas recours à un "comparativisme" dirigé, en des termes plus simples : à des jeux.  

            La "chance" reste donc à sa place de symbole. Elle intervient en de rares fois où le "savoir" qui partage nos existences ne suffit qu'à expliquer imparfaitement le déroulement de certaines situations. Compendieusement, nous l'assimilons à ce que vous appelez "hasard", je dis bien "à ce que vous appelez"...Vous verrez, votre disponibilité vous conduira à mieux appréhender ces notions...

            Toutefois, nous avons quelques exemples pour m'aider à vous faire répondre à vos propres questions. Nous ferons, de la sorte, que l'écho de vous-mêmes soit transporté dans le temps : votre image se reflète dans la glace bien avant que vous en soyez conscients. La question contient souvent la réponse : si l'on en soulève une, on porte obligatoirement l'autre.          Donc, fixons la "chance" au niveau qui vous convient, celui du "défi". Le "défi" est multiple. Il s'appuie sur des possibilités techniques, qu'elles soient physiques ou mentales. L'être face à la matière ou à l'être... Le savoir, la mémoire, certaines facultés transcendantales interviennent alors. La maîtrise de soi, une certaine fébrilité ajoutées aux circonstances extérieures modifient le cours des événements. Nous le verrons en "temps choisi". Le "vainqueur", ou celui jugé comme tel, pourra alors parler de "chance", son adversaire, si adversaire il y a, pourra alors invoquer, de son côté, la "malchance". En ce cas précis, les circonstances et le bénéfice que l'on sait en tirer sont la "chance".

            Prenons le cas de l'haltérophile : il est en lutte avec une barre d'acier alourdie, au maximum de ses possibilités, ou de ce qu'il croît être ses possibilités. L'exemple est significatif, d'autant plus qu'il n'est pas, chez vous, question de "chance" en la matière, mais d'entraînement intensif et de préparation appropriée, voire de procédés médicaux illicites... Pourtant, le facteur le plus important, nous l'avons expérimenté, sera le moment choisi par le leveur de fonte pour fixer la concentration psychophysique maximale : l'instant seul prévaut. A quelques fractions de seconde près, se trouvent l'échec ou bien la victoire. N'omettez pas non plus de dire, qu'en cas de blessure de l'athlète, le terme "malchance" intervient invariablement. L'instant où vous contractez l'échec, la douleur, est un moment défavorable. La "chance" ne semble être autre chose que la symbiose entre le but recherché et l'instant choisi pour donner acte à la tentative. Entre le projet et son aboutissement, il n'y a rien que l'instant et les circonstances. Volonté comme confiance en soi n'ont d'incidence que dans l'explication et la conclusion de l'épreuve... Saisir la "chance" équivaut à saisir "l'instant favorable" pour réaliser quelque chose qui vous tient à coeur.

            La "chance", contrairement à la Foi ou l'Espérance, n'a pas de constante. Elle n'est pas, mais elle vit en la chose. Prenez l'exemple de l'écume et de la vague : c'est le fruit d'un conditionnement physique. En ce cas précis, ressac ou marée provoquent l'éclosion de la matière inhérente à l'élément aquatique. La "chance" reste le fruit d'un conditionnement physique, psychologique et instantané dans le cadre d'une confrontation ou d'une simple rencontre entre vos aptitudes et l'idée que vous vous êtes donnée du but à atteindre...

            Nous demandons alors, suite à ce qui avait motivé notre interrogation initialement, ce qu'il y a lieu de penser de l'influence du public lors de rencontres sportives se déroulant dans le cadre habituel ou, inversement, en site étranger. Ce à quoi Virgins réplique :

            - Dans certains cas précis, la tension ambiante, par ondes paralysantes pour la partie adverse, transcendantes pour l'autre, sont à envisager...

            Nous insistons alors, toujours dans le principe d'une confrontation opposant des équipes dans un sport collectif. Nous interrogeons ainsi notre "professeur de service" sur les cas de ballons renvoyés par les montants, ou autres barres, délimitant l'accès au but et sur l'influence de ces ratages dans le conditionnement psychique, voire physique des ensembles en présence. Virgins poursuit :

            - Dans ce cas précisément, il y a mise en confiance d'une des deux équipes. L'élément extérieur fait converger la volonté de chacun vers une même réaction. C'est un état de semi-conscience...

            Vous n'êtes pas sans savoir qu'après la peur ou une quelconque tension nerveuse, intervient obligatoirement un état serein, une régularisation des fonctions psychiques qui saura éveiller l'attention au moment de l'instant décisif : nous appelons cela "intuition provoquée". Le moment de l'instant décisif, mieux perçu, sera donc mieux utilisé. Sachez que le "groupe" favorise cet état de choses. Dans les jeux que vous nommez "jeux de hasard", la part d'incontrôlable de l'Existence prime...

            Beaucoup moins familière que nous paraît Rasmunssen, et vraisemblablement peu encline à tout ce qui se veut pédagogique, Virgins, sans se montrer non plus, pour autant expéditive, démontre qu'Elle a aussi, quelque part, son mot à dire dans ce qui nous préoccupe. Comme il est vrai qu'en l'occurrence, nos interrogations ne revêtaient pas une importance que nous qualifierons de fondamentale, pourquoi ne pas imaginer qu'Elle a cru bon d'éviter de la sorte, en se substituant à lui, un  entretien à Rasmunssen ? Non pas qu'il faille considérer ce dernier comme le dignitaire de quelque ordre établi (Virgins ne nous souligne-t-elle pas, fort opportunément du reste, que toute hiérarchie s'avère inexistante chez "eux" ?) mais parce que je suis à présent persuadé que ses "vécus" le prédisposent à cette forme de poésie didactique par laquelle Il expose leur "enseignement". Et puis, cette initiative fait peut-être tout bonnement partie d'un partage des tâches qu'Ils se sont assignées, dans un souci de faire dans la diversité, car n'omettons pas de le préciser dès maintenant : 1978 restera l'année où s'établira la plus grande quantité de contacts.

            Je laisse entendre par "contacts" les entretiens dont nous avons retranscrit les enregistrements dans la forme où cet ouvrage les transmet, dans la chronologie des faits.

            Mais revenons, un tant soit peu, sur ce dialogue concis traitant de la "chance". Nous retiendrons avant tout que ce terme n'intervient que pour expliquer ou, du moins, tenter d'expliquer ce que nous ne situons pas concrètement. Nombreux sont ceux et celles qui feront le parallèle avec la conversation que nous avions eue, quatre ans auparavant à propos du "hasard". Néanmoins, nous ne pouvons négliger qu'il est un facteur qui différencie ostensiblement les deux éléments : le choix que nous sommes à même d'opérer dans l'une des situations, alors que l'autre est entièrement subie. En effet, si ténue soit-elle, il existe une, voire plusieurs options dans le cas de ce que Virgins appelle un "défi": nous pouvons avancer que nous choisissons l'objet de notre enjeu, sous les formes dans lesquelles nous élaborons geste ou acte prétendus appropriés à la réalisation dudit enjeu (ce qui se trouve totalement exclu en matière de "hasard" où l'imprévu gère l'intégralité de la situation et où, si un choix existe, nous n'en sommes précisément que l'objet). Seul l'aboutissement de ce que nous ne percevons pas, dans l'un ou l'autre cas, peut nous faire concevoir tangiblement cet "état passif" dont parle Virgins, au moment de tirer une, ou des conclusions à l'événement.

            Pourquoi alors ne pas se livrer à une extrapolation pour ce qui concerne l'instant choisi (qu'on apparente à la "chance") par rapport à ce fameux temps choisi maintes fois évoqué (que l'on identifierait alors au "hasard") ?

            Ceci peut, si nous faisons montre d'attention et de perspicacité, nous amener à avoir une idée de ces phénomènes de démultiplication et de désuperposition, que nous révéla successivement et succinctement Rasmunssen en l'année 1974 : le premier lors de sa causerie sur le "quotidien" à l'issue du printemps, le second, en période automnale, où justement, Il aborda le "hasard". Certes, il serait prématuré et surtout fort immodeste de prétendre que nous maîtrisons correctement, à présent, la tournure de pensée propre à ces Etres. Simplement, dans le cadre de la survivance non-situable du support intuito-instinctif que plagie notre cogito[6], nous suggérons au toujours énigmatique ambiant, de "provoquer", par sa fonction ondulatoire, la ou les "intuitions" susceptibles de nous faire donner un sens, toujours plus complet à notre compréhension des choses.

 

 

 

 

 



[1] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 23 : se reporter à la conversation sur le bonheur de juin 1976.

[2] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 19 : se reporter au Texte d'avril 1974 de Rasmunssen.

[3] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 19 : se reporter au dialogue d'octobre 1974 avec Karzenstein et Rasmunssen.

[4] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 23 : se reporter au Texte de juin 1976.

[5] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 21 : se reporter au Texte de 31 décembre 1975.

[6] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 19 : se reporter au dialogue d'octobre 1974 avec Karzenstein et Rasmunssen.

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