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Chapitre 8

 

 

 

 

 

 

 

            C'est presque toujours après coup, que l'on s'aperçoit combien certaines périodes de nos existences se veulent excessivement fertiles, sur le plan événementiel. Mars 1979 fait partie de celles-ci, du moins pour ce qui concerne mon vécu, et je saute spontanément sur l'occasion qui m'est offerte de relater la chose, pour gager qu'au-delà des événements proprement dits, s'élabore une force qui, outre qu'elle dynamise le réceptacle, prend sa source dans ce que, toujours très précautionneusement, je présuppose être l'ambiant. C'est cette force, dont nous déduirons ultérieurement qu'elle émane d'une "déperdition d'énergie", qui nous conduit à vivre les choses et à être vécus par elles.

            Mais procédons sans hâte, nous ne lésinerons pas à aborder une nouvelle fois ce sujet, au gré des inférences qui surviendront dans nos esprits progressivement rodés par l'expérience. Tenons-nous en donc, présentement, aux événements qui viennent clore cet hiver 1979.

            Nous sommes tout d'abord confrontés à la nouvelle hospitalisation de Jean Platania entre les murs de la clinique Valmont. Rien ne l'y destinait, à proprement parler, sinon une recrudescence de tensions perpétrées par sa proche famille, toujours eu égard au manque de dignité affiché par ce "fils maudit", méprisant son avenir, sous toutes les formes de réussite sociale auxquelles il eût dû aspirer. Selon les conseils avisés du corps médical qui redoute de le voir sombrer dans une déprime plus profonde, notre ami accepte donc de bonne grâce la cure de repos que lui prescrit le docteur Gosset dans son établissement.

            Au cours de la même semaine, nous assistons au départ de Loris et de Christiane Micelli pour les Antilles. Il y avait quelque temps déjà, que Loris, travaillant dans le même magasin que Pierre Giorgi, projetait de rompre avec ce rythme de vie, par trop trépidant et astreignant, que lui imposaient son travail, et indirectement, tout ce qui en constituait le décor. Loris et sa compagne estimaient que persister à vivre sur ce mode était tout à fait inepte, car inadapté à cette quête de sérénité à laquelle ils aspiraient plus que jamais, suite à cette approche que nous faisions ensemble des Textes. C'est avec un petit pincement au coeur que nous nous séparâmes, malgré la promesse, hélas non tenue à ce jour, de nous retrouver : soit dans les Iles, soit à Marseille. Je garderai toujours de Loris l'image d'un garçon attachant, dont les potentialités laissaient entrevoir une marge de progression certaine, dans la démarche, qu'il avait faite sienne, de porter sa pierre à l'édifice de la reconstruction de l'homme chère à Alexis Carrel. S'exiler dans ces "pays de l'été", ne correspondait pas à une fuite de la part de notre ami, mais à une remise en cause visant à le "réhumaniser" (pour reprendre ses propres termes). Nous regretterons, en sus de la gentillesse manifestée à l'égard de chacun, qu'il n'ait pas eu accès au Message dans son intégralité, du moins tel que celui-ci existe aujourd'hui.

            Du reste, Loris ne manquait jamais de vanter l'effet positif que la lecture des Textes lui procurait, à travers le peu de pages qui se trouvaient en sa possession alors, et que nous évaluerons aux cinq années de "dialogue" relatées jusqu'à présent dans ce récit.

            Encore une fois, nous eûmes l'opportunité de remarquer que la succession d'instants engendrant une forme d'émotion, se révélait propice à une manifestation du paranormal.

            C'est ainsi qu'au cours d'une nuit de la semaine qui succéda au départ des Micelli pour les Antilles et à l'entrée de Jean Platania en clinique, je fus "téléporté" au 40 rue Taddéï, au domicile de Dakis, dans sa chambre très précisément, où ma présence inopinée le tira, non sans frayeur, du sommeil profond dans lequel il s'était englouti... "Jankis" dut me reconduire en voiture au 80 rue Albe, face à mon incapacité de me dématérialiser à nouveau pour effectuer le trajet en sens inverse, et aussi, il convient de le noter, parce que ma tenue vestimentaire (pyjama et pantoufles) ne se prêtait pas spécialement à une promenade, fût-elle nocturne, dans les rues de la ville. La narration de cette anecdote, sans lendemain, faut-il préciser, se veut la preuve flagrante que, même sans se manifester par leur présence vocale, nos Amis d'Ailleurs exerçaient un contrôle permanent à notre égard, du moins à travers ma personne. Aurais-je dû alors considérer l'accident de la circulation, sans gravité aucune toutefois, dont fut victime Gérard le jour suivant, comme une mise en garde particulière tendant à renforcer mon attention vis-à-vis de ce dernier ? Chacun est libre de le supposer, toujours est-il que cet aspect des choses me fut occulté, surtout lorsque Gérard me conta comment, surpris alors qu'il traversait la chaussée, il avait eu le réflexe de sauter sur le capot d'une voiture qui menaçait de le renverser. Je conclus, sur le moment, à un concours de circonstances favorable, géré peut-être par les "Atlantes", selon la dénomination favorite attribuée, comme on le sait, par notre ami à nos "messagers de l'au-delà". Il est vrai, pour corroborer cette thèse interprétative, que neuf années auparavant, Pascal Petrucci n'avait pas bénéficié d'une semblable "réussite" avec le chauffard (?) qui l'avait soustrait définitivement à notre amitié, bien avant l'heure...

            Samedi 17 mars, alors que Pierre Giorgi nous suit en voiture et pourvoit à notre ravitaillement hydrique à teneur glucidique, Gérard couvre à mes côtés, au pas de course, sur un rythme que nous jugeons pouvoir maintenir prochainement en compétition, la trentaine de kilomètres séparant Marseille, d'Auriol. Nous noterons au passage qu'une légère algarade opposa mes amis à mon beau-père lors de notre arrivée. Effectivement, Monsieur Auzié, fidèle à ses sautes d'humeur légendaires, jugea inopportune la présence de Pierre et Gérard, dans l'enclos de sa propriété : comme quoi un hectare et demi de terrain entourant deux cents mètres carrés confortablement habitables peuvent quelquefois se révéler exigus selon où et comment l'on se place... Dans ce climat hostile, mes camarades, avant de s'effacer, réagirent poliment mais fermement en faisant valoir au père de Lucette, que c'était par commodité et sur l'invite de mon épouse, qu'ils s'étaient permis de "violer" l'intimité familiale de cette fin de semaine fleurant bon le printemps. L'hospitalité, de la sorte bafouée, ne symbolisait-elle pas alors l'émergence d'une situation d'ensemble dont on pouvait aisément craindre une dégradation prochaine ? Sans doute, mais force est de reconnaître, encore aujourd'hui, qu'en déceler les formes n'était et ne sera jamais de notre ressort, bien que l'on soit en droit d'avancer que notre perception des choses s'est considérablement affinée depuis...

            Ce jour-là, Pierre et Gérard, au cours du repas qu'ils prirent ensemble au restaurant, eurent une longue conversation. Cette dernière tourna autour des relations humaines, des blessures inutiles que nous nous occasionnions trop souvent, suite au zèle manifesté dans le but de défendre le soi-disant sens de l'honneur dont nos personnes avaient grand mal à se départir. Nous pouvons interpréter cela comme un manque d'humilité ; concevons, dès à présent, que malgré les années passées depuis et les rappels à l'ordre émanant particulièrement de Rasmunssen, nous sommes encore bien en peine, au moment où s'écrivent ces lignes, de gérer cette facette de notre "cogito" dont nous n'ignorons plus désormais qu'il est la source de tous nos "maux".

            A ce propos, le "cogito" de Gérard engagea ce dernier, toujours durant ce samedi 17 mars, à faire considérer à Pierre qu'il devenait urgent de réviser le comportement que chacun se devait d'adopter à mon égard et, évidemment, à celui de Lucette. Ceci me fut rapporté par l'intéressé, ultérieurement au drame qui allait se jouer, et corroborait ce que Jean m'avait relaté, quelques jours auparavant, suite à une discussion passionnée qu'il avait eue avec Gérard, dans un ordre d'idées identiques, lors d'une récente visite que ce dernier lui avait rendue à Valmont. Il ressortait prioritairement de ces dialogues la nécessité de prendre ses distances avec les Pantel, de façon à ne pas se voir déstabilisé davantage par le caractère exceptionnel (suivant l'avis pietrangellien de la première heure) de ce que ma compagne et moi-même étions appelés à vivre. Après avoir passé le restant de l'après-midi ensemble, nous prîmes congé les uns des autres, chacun regagnant son domicile, sauf Gérard qui rejoignit son club d'échecs.

            Rien, absolument rien, dans la paix retrouvée de ce dernier samedi de l'hiver 1979, ne laissait pressentir que nous ne verrions plus jamais Gérard Pietrangelli.

            Dimanche 18 mars, sur le coup de vingt heures, alors que nous venons de rentrer de notre trop bref séjour à la campagne, la sonnerie du téléphone retentit. C'est la soeur aînée de Gérard qui, sans nouvelles de son frère depuis samedi soir s'inquiète auprès de nous de cette absence prolongée. Elle a même prévenu la police et interrogé, à plusieurs reprises, le bureau des entrées des divers hôpitaux de Marseille et de ses environs. Nous lui conseillons d'appeler le siège de l'association de jeu d'échecs à laquelle appartient Gérard : elle nous avoue l'avoir déjà fait, sans succès comme on peut l'imaginer, tout juste a-t-elle pu apprendre par les responsables des lieux que notre ami s'était bien rendu au club ce samedi soir, puis qu'il avait quitté l'endroit, vers minuit, après avoir participé à un tournoi. Dissimulant au mieux son inquiétude, vraisemblablement pour ne pas exacerber celle de Madame Pietrangelli mère, vivant sous le même toit, la soeur de Gérard nous prie de la prévenir, si d'aventure nous apprenions quelque fait nouveau, au sujet de ce dernier.

            Gérard n'était pas coutumier de ce genre de fugue, toutefois il lui était arrivé, à notre égard, d'espacer tout contact direct ou téléphonique, durant un jour ou deux. C'était sa façon de se montrer indépendant, vis-à-vis du groupe que nous formions, comme il se plaisait à le faire entendre, lorsque nous le questionnions, un peu trop à son goût. Néanmoins, la situation s'avérait préoccupante : le personnage ô combien singulier (faut-il le répéter ?) vouait à sa mère un profond respect, ne négligeant jamais de lui rendre des comptes, quand bien même n'était-il pas dupe de l'insignifiance de ce genre d'attitude qu'il adoptait, dans la plupart de ces circonstances. Le fait de rompre, de la sorte, avec ses habitudes de "bon fils de famille", n'était pas de nature à me faire considérer son silence comme anodin. Toutefois, pour ne pas affoler Lucette, je n'en soufflai mot, ce soir-là, préférant remettre au lendemain l'expression d'une angoisse qui me tenailla secrètement toute la nuit, m'occasionnant un retour à ces insomnies que j'avais rangées au rang des (mauvais) souvenirs.

            Lundi 19, Lucette et moi nous rendons au stade Vallier, pratiquement persuadés d'avoir droit, au cours ou au terme de notre entraînement, à l'apparition de Gérard. Après nous être douchés, nous attendons vainement une bonne heure, dans l'enceinte du complexe sportif, puis nous décidons de retourner chez nous, où l'endroit reste plus propice pour nous joindre. Voyant alors que la situation n'évolue pas davantage, nous partons, aux environs de quatorze heures retrouver Jean à Valmont. Nous lui narrons les dernières péripéties : notre ami se veut rassurant mais je perçois nettement le trouble qui s'empare de lui. Nous décidons, après avoir attendu l'éventuelle visite de Gérard, d'appeler sa soeur et d'aviser ensuite. La communication téléphonique est brève mais fort décevante : rien de nouveau ne s'est produit depuis la veille et l'anxiété croît. Je propose alors d'informer tous ceux de notre entourage qui connaissent intimement Gérard.

            Cette opération se résume à contacter ses collègues de bureau à la Sécurité Sociale, puis Jean-Claude Reffray, auquel il rend souvent visite dans sa boutique du centre-ville, ensuite Jean-Claude Dakis avec lequel il s'entretient parfois des Textes, entre les murs du centre parapsychologique où notre ami médium exerce ses talents, et enfin Pierre Giorgi qui l'accueille, quelquefois, également sur son lieu de travail. Par acquit de conscience, nous prévenons également Béatrice qui, scolarisée à Marseille tel que nous le savons, ne se trouve donc pas exempte de rencontrer celui pour lequel, elle ne dissimule pas une certaine admiration.

            Nous restons reliés avec la soeur de Gérard, au moyen du téléphone, lequel nous a même autorisé à concerner nos parents respectifs, densifiant, du fait, les effets de l'inquiétude. Le mardi 20, nous errons au gré des rues de la ville, espérant, au profit d'un miraculeux concours de circonstances, tomber nez à nez avec celui qui fait montre, à nos dires (plus conjurateurs que vraiment courroucés), d'une abusive désinvolture. Je pense très fort à Karzenstein et à ses pareils, alors que Lucette me propose d'entrer dans la penderie, pour tenter d'établir un contact avec nos Amis de l'Espace/Temps. La tentative n'aboutit pas : rien ne se produit et c'est un repos, qui n'en porte d'ailleurs que le nom, qui nous conduit au premier jour du printemps.

            Mercredi 21 mars, nous nous rendons au stade Vallier, davantage avec l'arrière-pensée d'y voir apparaître Gérard que dans le but de nous y entraîner. Nous passons la majeure partie de la journée à réitérer les gestes de la veille et de l'avant-veille, sans plus de succès faut-il le préciser : l'angoisse est à son paroxysme... Voilà désormais quatre jours que l'un d'entre nous n'a donné signe de vie : jamais, auparavant, nous ne sommes demeurés si longtemps sans pouvoir échanger de nos nouvelles ! Avant de céder à la fatigue et de nous effondrer sur le lit, pour essayer de goûter à un sommeil réparateur, nous nous sommes convaincus, sans pour autant vouloir nous donner bonne conscience, d'avoir épuisé tout ce qui était dans nos possibilités, au niveau des recherches. Je crois aussi pouvoir avancer (et ce n'est pas ce qui me dérange le moins) que tous les personnages, autour de nous concernés, se sont intimement persuadés, bien que n'osant pas l'avouer ouvertement, que rien de fâcheux ne saurait survenir. Il demeurait toujours de bon ton de prétendre que "Jantel" et son proche entourage bénéficiaient de la protection, plus ou moins affirmée, selon chacun, de Karzenstein... C'est peut-être sur cette pensée, que Lucette et moi nous envolâmes, vaincus par la fatigue, pour le pays des songes, lors de la première nuit de ce printemps 1979. Nous étions à mille lieues alors, de nous douter que quelques heures après notre réveil, nous allions être confrontés au plus atroce cauchemar que nous eussions pu imaginer.

            Sur le coup de midi, au retour du stade Vallier, après avoir vaqué sans trop de conviction à nos occupations journalières, mais néanmoins avec la ferme intention de poursuivre dans l'après-midi le cours de nos investigations improvisées, la sonnerie du téléphone retentit. Mon épouse, plus prompte, s'empara du combiné tandis que, à deux pas de là, je me figeai, sentant monter une bouffée de chaleur du tréfonds de mon être : mon coeur se mit aussitôt à battre à tout rompre dans ma poitrine, sans que je pusse toutefois affirmer qu'il se fût agi là de l'expression d'un pressentiment quelconque.

            Lucette balbutia quelques mots qui se changèrent en sanglots : à l'autre bout du fil, la soeur de Gérard venait de lui demander d'interrompre nos recherches car notre ami avait été retrouvé à l'aube, le corps fortement calciné sur le parvis du Palais de Justice de Marseille. Gérard avait mis fin à ses jours de la façon la plus terrible qui soit : il s'était immolé, répandant sur ses vêtements, avant de l'enflammer ensuite, le contenu d'un bidon d'essence qu'il venait d'acheter, cent mètres en contrebas de l'endroit où il avait décidé de se donner la mort. Cette station-service était alors la seule du centre-ville à demeurer ouverte la nuit ; l'ironie du sort, si l'on s'autorise à traduire la chose ainsi, voulait que ledit poste à essence se situât juste en face du centre de parapsychologie où officiait Dakis. Au terme de la sinistre communication téléphonique, la soeur de Gérard insista pour que nous nous abstenions de nous rendre à la morgue. Mieux valait, à ses dires, que l'on conservât de notre ami l'image que nous en avions toujours eue, la vision de sa dépouille mortelle se voulant tout à fait insoutenable... Lucette et moi, demeurâmes longtemps prostrés dans le sombre couloir de notre appartement du 80 de la rue Albe. Le mouvement mécanique de l'horloge semblait ponctuer nos sanglots ; tout le reste n'était que torpeur et silence, à moins que, perdus dans notre ineffable chagrin, toute autre perception nous ait été, à ce moment, simplement impossible. Ma compagne émergea la première de cette sorte de pétrification qui nous avait saisis : elle téléphona à la clinique Valmont pour annoncer à Jean la terrible nouvelle, puis à Béatrice et enfin à Pierre. Nous ne pûmes joindre Dakis, nous n'obtînmes que sa mère qui, bouleversée par l'information que nous lui soumîmes, nous annonça que Jean-Claude avait dû s'absenter pour deux jours ; cela ajouta à notre désarroi car "Jankis", tel que ce fut écrit dans le premier volume de ce récit, avait toujours été l'ami fidèle, le compagnon des phases difficiles. Il demeurait celui qui savait, pour avoir vécu tant d'aventures à nos côtés, trouver les mots et les gestes justes, capables de réconforter et d'apaiser, lorsque le besoin s'en faisait sentir, le couple singulier que les Pantel constituaient.

            Nous décidâmes alors de nous rendre à la clinique Valmont d'où Jean Platania venait de nous rappeler. Ce dernier avait pris conscience, sans doute, de la nécessité pressante que nous avions de communiquer, de nous confier, de partager une peine que, ni les ans ni les événements à venir, ne sauraient véritablement effacer. Point n'est besoin de faire montre d'une grande sagacité pour percevoir la grande fragilité qui entourait encore, suite à tout ce qu'ils avaient vécu, l'auteur de ces lignes et celle qui, selon nos coutumes et us, me fait office de "moitié".

            Nous partîmes donc à la rencontre de notre ami qui se montra extrêmement fraternel, surtout à mon égard. Jean ressentait clairement le sentiment de culpabilité qui m'assaillait, un sentiment beaucoup plus exacerbé que celui qui m'avait interpellé, dix ans auparavant, lors de la disparition dans les conditions que l'on sait, de Mikaël Calvin[1]. Désormais, il me faudrait vivre en sachant que deux garçons confrontés à un ensemble de situations exceptionnelles, n'avaient pu ou peut-être n'avaient cru bon de poursuivre un chemin qui n'était plus le leur : ce chemin qui portait et qui porte toujours, du reste, mes pas... Mikaël Calvin, comme Gérard Pietrangelli partis en ces ans de disgrâce que demeureront, pour moi, 1969 et 1979, semblaient, tel que j'ai déjà pu le souligner, tout désignés pour se rencontrer : j'ose espérer qu'ils le feront un jour, dans une dimension dont nous ferons état ultérieurement dans ce récit.

            Nous venons de regagner sans hâte notre domicile, un peu comme si la hantise de nous retrouver parmi certains souvenirs nouait nos viscères. Cette impression, que Lucette et moi partageons, se mêle avec des relents de notre subconscient, lequel s'insurge contre la réalité objective des faits : tour à tour, nous nous persuadons presque que nous allons émerger d'un mauvais rêve et que tout ceci n'est qu'une épreuve qui nous est envoyée par nos Amis de l'Espace/Temps pour jauger notre foi. Puis nous nous ressaisissons et pensons à Jean qui, de son côté, est demeuré seul dans sa chambre. Sa position n'est guère plus enviable ; du reste, il nous a promis de demander au docteur Gosset de procéder à une anticipation de sa sortie de clinique, de façon à ce que nous soyons réunis pour affronter les heures difficiles qui, selon lui, nous attendent.

            Aux alentours de vingt heures, Pierre Giorgi nous rejoint ; lui aussi est atterré, il a énormément de mal à admettre le geste de Gérard ; d'ailleurs, il ne se résout à nous quitter qu'au petit matin. La nuit s'est écoulée bizarrement : en fait, nous nous sommes assoupis sur nos chaises respectives, le front appuyé contre nos bras repliés sur la table de la salle à manger.

            Dans le courant de la matinée du 23 mars, le frère aîné des Pietrangelli nous téléphone pour nous aviser d'une visite qu'il tient à nous rendre, le plus tôt possible : nous convenons du dimanche. Il nous annonce, suite à notre demande, que c'est seulement le lundi 26 que Gérard sera couché sous la pierre tombale du caveau de famille. En outre, il nous prévient que la cérémonie aura lieu dans la plus stricte intimité et que nous n'y sommes pas conviés. De toute évidence, nous allons connaître des moments pénibles : Jean, dans ses prémonitions a vu juste. Les difficultés se dessinent, toujours durant ce vendredi, avec le refus que lui oppose le docteur Gosset, quant à une sortie anticipée qu'il juge prématurée pour notre ami. Il me faut, pour accéder au souhait de Jean, aller trouver Humbert Marcantoni et plaider sa cause (qui est aussi la nôtre) à notre ami médecin que je mets au courant de la situation, pour le moins pénible, dans laquelle nous nous débattons. Ce dernier compatit grandement à notre malheur car, de plus, il connaissait très bien Gérard qui, comme on le sait, faisait partie de ses patients dans un de ses domaines attitrés : la médecine sportive. Aussi, en tant que médecin dit de famille, il prend la responsabilité d'intervenir auprès de son confrère psychiatre et obtient gain de cause, au moyen d'une simple communication téléphonique : Jean Platania est déclaré sortant à dater du lendemain samedi.

            Humbert, à cette occasion, se montre plutôt inquiet vis-à-vis de mon état qu'il juge dépressif au plus haut point et me prescrit une thérapie adaptée. Il se montre réconfortant, autant que faire se peut, tentant d'atténuer ma douleur en me précisant qu'il avait, au cours d'un colloque, assisté à une projection cinématographique relatant l'immolation, par le feu, d'un bonze dans un pays asiatique. Hormis l'aspect visuel du spectacle dur à soutenir, le docteur Marcantoni me fait état alors d'une certaine rapidité dans le déroulement de cette sorte de suicide : la victime décède par étouffement, mais la durée de la souffrance n'excède pas, en fait, trente secondes, l'évanouissement prenant le pas sur la douleur vite devenue insupportable.

            Sans considérer que je me sentis alors totalement apaisé, je me dois de reconnaître qu'une fois de plus, Humbert s'était montré efficace, ainsi qu'il avait su le faire tant de fois, au nom d'une amitié qu'il savait toujours mêler savamment à ses compétences professionnelles. Il me sera pardonné, j'en suis persuadé, qu'à travers ces quelques lignes, je me répète encore en renouvelant cet hommage que je lui ai parfois rendu dans le premier tome de ce livre.

            Ce samedi, en fin de matinée, Pierre nous conduit à la clinique Valmont pour aller chercher Jean qui nous y attend, afin de quitter les lieux. Une violente discussion nous oppose alors aux époux Platania qui ont appris le drame et qui craignent pour leur propre fils : leur colère aveugle m'incrimine personnellement dans cette affaire et je me dois d'avouer que cela a tôt fait de m'abasourdir, tant mon état général laisse à désirer ; du reste, je demeure sans voix. Délaissant mon mutisme, les parents de notre ami houspillent Lucette et Pierre qui n'ont pas manqué de prendre ma défense et qui passent conséquemment pour complices de l'assassin que je suis à leurs yeux... La situation est explosive et Jean doit user de toute son influence pour calmer les débats qui viennent de me dévoiler un aspect de notre misérable condition humaine, bien qu'on puisse me rétorquer qu'à ce propos, le comportement de la famille Platania s'apparente sensiblement à celui qu'avait adopté ma belle-famille, lorsqu'il se fut agi, dans d'autres circonstances, de "protéger" Lucette.

            Sans qu'il faille y observer un quelconque ressentiment de ma part, le caractère d'illégitimité que véhicule encore aujourd'hui pareille vindicte, m'incline à nous faire ressortir de notre mémoire quelques bribes des entretiens dont surent nous gratifier Karzenstein, le 27 mars 1978, puis Rasmunssen, le 29 décembre de la même année. La première, non sans une certaine compassion, tint à l'encontre de ce que nous personnifions, une appréciation fort peu élogieuse, en énonçant, au cours de son monologue, cette phrase couperet : l'espèce que nous osons qualifier d'humaine... Le second, quant à lui, nous engagea, à travers son langage ô combien imagé, à reconsidérer l'amour, et également l'amitié, par rapport aux ancestrales limites dans lesquelles nous nous confinons, quant à ces valeurs. Il apparaît tout à fait évident que ces concepts, évoqués tour à tour par les deux Etres, sont étroitement liés et nous pourrons même dire interactifs puisque l'état engendre la fonction et que la fonction perpétue l'état. L'ensemble se manifestant au fil des réminiscences, ainsi que cela nous fut traduit antérieurement, nous ressentons fort bien à défaut de le comprendre intégralement, combien nous sommes assujettis à nos habitudes dont on conçoit beaucoup mieux qu'elles puissent devenir contraintes : notre conscience n'étant pas dupe de la qualité de ce qu'elles expriment.

            Etant donné que nous faisons ici référence aux dires de nos Amis de l'Espace/Temps, ne passons pas sous silence la complétude réalisée par ces derniers quant à l'un des effets majeurs de "l'harmonie" : la multiplication. Hélas, dans le cas que nous évoquons suite au suicide de Gérard Pietrangelli, le bien-fondé de cette théorie nous fait souligner avec effroi que cette propension à multiplier s'exerce dans un domaine dont on se fut passé volontiers : la haine. Cet élément, sur lequel toutefois, je ne m'appesantirai pas, va, dans les jours et les semaines qui vont se succéder, dévoiler à travers diverses réactions, nombre de traits de l'horreur, que le quotidien nous occulte par temps normal, sous le couvert d'une bienséance trop souvent hypocrite.

            Ce seront d'abord les commentaires gratuits qui porteront un jugement, pour le moins avilissant, à l'égard du geste de Gérard. Ces médisances, plus ineptes que foncièrement méchantes, seront l'apanage, comme tout un chacun est en droit de s'y attendre, de tous ceux qui nous dénigrèrent naguère. Souvenons-nous qu'alors, ma compagne et moi nous trouvions au coeur de la tempête, subissant les assauts du paranormal dont les phénomènes, souvent violents, nous laissaient en proie à un désarroi bien compréhensible. Vraisemblablement au nom des sacro-saintes convenances, et pourquoi le taire, je ne me laisserai pas aller, aussi un peu par mépris, à citer de nouveau ici ces prêcheurs de la bêtise, laquelle n'a nul besoin qu'on l'entretienne pour exercer ses talents dans la continuité. Fidèle à ce qui se voulut la conclusion du premier tome de ce récit, je préfère confiner mes écrits à l'Amour, ce sentiment dont je sais qu'il perdure, à l'image des feuilles de l'arbre, quand bien même ne puis-je plus ignorer que l'effet de continuité le concernant se réalise dans l'esprit d'un certain changement. Aussi, sans déroger pour autant à ce que nous conseilla Rasmunssen et dont je fais état dans un paragraphe précédent, j'octroierai "circonstanciellement" la primauté en la matière aux Gaillard/Romano.           Conséquemment, je n'ai pas de peine à imaginer que l'ancien Druide se montrera indulgent à mon égard, en me voyant définir par le terme "amour" ce que les membres de cette famille accomplirent sur ces entrefaites pour Lucette et pour moi. Apprenant incidemment, par la bouche d'Humbert Marcantoni, venu à leur domicile procéder à une consultation médicale de routine, la tragédie dans laquelle nous nous trouvions plongés, ils ne trouvèrent alors rien de mieux que de venir nous chercher afin de nous faire partager la paix régnant sous leur toit. Et ce, sans autre préavis que le temps qui s'avérerait nécessaire pour que nous recouvrions un équilibre digne de ce nom.

            Cette générosité, tout aussi louable que spontanée, prit corps au début de la semaine qui succéda au drame qui nous touchait et dura une bonne dizaine de jours, où, entre des murs que nous connaissions bien, nous pûmes faire provision de toute la tendresse du Monde. Ne fût-ce la crainte de plagier "l'Auvergnat" de Georges Brassens, j'aurais sans doute bravé ma tendance à assumer une certaine pudeur, pour rendre hommage en chanson à nos amis antiquaires. Fassent ces quelques lignes, écrites seize années plus tard, que ma reconnaissance les rejoigne où qu'ils se trouvent, par-delà la discontinuité de leurs vies conscientes à venir.

            Cette parenthèse, ouverte et fermée, sur les bienfaits de l'hébergement et de l'amitié dont Lucette et moi bénéficiâmes en ces circonstances, succéda donc à la visite que nous rendirent les deux frères Pietrangelli, sur laquelle je m'épancherai, avant de m'attarder sur l'entretien que Karzenstein nous accorda le lendemain : le lundi 26 mars, très précisément.

            Dimanche 25 mars 1979, mes parents, que j'ai prévenus par téléphone, ont tenu à nous rejoindre à Marseille pour assister à la conversation qui doit avoir lieu entre les frères de Gérard et moi, laquelle s'avère, d'ores et déjà, pénible et risque d'aggraver l'état de déprime dans lequel Lucette et moi nous trouvons. Bien que la chose se veuille sordide dans les formes qu'elle prit alors, il me faut présentement la relater, ne serait-ce que pour que chacun situe comme il se doit qui fut et qui reste Gérard Pietrangelli : le frère jumeau par le coeur et l'esprit de l'inimitable Mikaël Calvin.

            Bien que l'appétit nous eût quittés lors de ces derniers jours, Lucette, Jean et l'auteur de ces lignes ont, tant bien que mal, fait honneur au repas qu'a su confectionner ma mère. Mon père est tendu, son souci de me protéger le pousse à me submerger de conseils, quant au comportement, que, selon son avis, je me dois d'observer vis-à-vis de la famille de Gérard, s'il advenait que ces derniers m'accusassent ouvertement du geste désespéré accompli par le cadet des Pietrangelli. Il doit être quatorze heures ou à peine plus, lorsque la sonnerie de notre porte d'entrée retentit. Ma mère est plus émue qu'elle ne veut le laisser paraître ; pourtant c'est elle qui ouvre aux frères de notre ami et qui les introduit avec beaucoup de déférence dans la salle à manger. Mon père, Jean et moi-même encore attablés, nous dressons pour accueillir deux hommes dont les traits ne trahissent qu'une vague ressemblance avec Gérard, tandis que Lucette achève de mettre un peu d'ordre dans la pièce. L'atmosphère est des plus denses, visiblement nul n'est vraiment à l'aise et les présentations d'usage sont rapidement formulées. L'aîné des Pietrangelli, dont on peut rappeler d'une part qu'il appartient à l'administration fiscale et d'autre part qu'il a eu accès à une partie du Message qui conditionne ce récit, entre dans le vif du sujet. Il interroge ainsi sur un ton ferme, mais dépourvu d'agressivité :

            - L'un de vous savait-il que notre frère projetait de mettre fin à ses jours ?

            Un hochement de tête, collectif et spontané, exprimant la négation, lui tient lieu de réponse, mais ceci ne semble le satisfaire puisqu'il revient à la charge et nous reformule sa question, en nous la posant individuellement. C'est d'abord à Jean qu'il s'adresse, ensuite à Lucette, puis enfin au rédacteur de ces lignes. Posément, tour à tour, nous confirmons que rien n'avait jamais permis de supposer dans les propos que nous échangions avec Gérard, qu'il eût pu préméditer l'acte de désespoir qu'il venait d'accomplir. Nous conservons toujours notre sang-froid lorsque, sans beaucoup de ménagement le second des Pietrangelli nous invective en surenchérissant :

            - Si vous aviez eu vent de l'intention qui animait notre frère, il ne s'agirait plus alors d'un suicide, mais d'un crime, comprenez-vous ?..

            Néanmoins, cette phrase se veut terriblement blessante et, en ce qui me concerne personnellement, elle me déchire à double titre car, comme l'on peut bien le pressentir, je n'ai attendu après rien ni après personne pour établir la part de responsabilité qui m'incombait dans cette tragédie. Pour reprendre une expression de Virgins, je dirai que "l'écho de moi-même transporté dans le temps" procède à ce que ma conscience répercute la sensation éprouvée dix années auparavant, d'une façon quasi-similaire à l'égard de Mikaël Calvin. Ces trois jours cauchemardesques que nous venons de passer et ceux qui, ne nous méprenons pas, ne vont pas manquer de s'ensuivre, m'ont, plus que jamais, persuadé d'une chose : si les routes de Mikaël Calvin et de Gérard Pietrangelli n'avaient croisé la mienne, le cours des existences des deux plus extraordinaires personnages qu'il me fut donné de connaître et d'aimer, eût été totalement différent de ce qu'il se trouve être en ce dimanche 25 mars.

            Je n'ai cependant pas le loisir de tracer des parallèles entre mes états d'âme d'hier et d'aujourd'hui car, après une brève pause, la conversation reprend. L'aîné des Pietrangelli ouvre le cartable qu'il avait déposé à ses pieds, en sort une enveloppe timbrée dont il extrait une lettre qu'il nous lit d'une voix monocorde. Gérard a adressé cette lettre à sa mère, les ans se sont écoulés, mais n'ont pu altérer le souvenir que j'en ai gardé. Je puis donc en reproduire sans difficulté le contenu, au fil des lignes qui suivent :

            - Maman, bien que je te fasse beaucoup de peine, je te demande de pardonner mon geste, je te demande également de dire au revoir à mes seuls vrais amis dans ce Monde : Jean-Claude, Lulu et Jeannot. A ce propos, il faut que tu saches que je possède une voiture. Légalement, cette voiture appartient à Jean-Claude qui a versé l'argent nécessaire pour constituer l'apport financier personnel, en vue de l'obtention du crédit, lequel, en raison de certaines commodités, se trouve être établi à mon nom. Ce crédit m'est par ailleurs remboursé par mes trois amis, aussi ma volonté est que la voiture soit restituée à son véritable propriétaire : Jean-Claude. Je te remercie, maman, et te prie encore une fois de me pardonner.

            Au revoir... Gérard

            Avant que nous n'ayons totalement réalisé l'ampleur du geste de Gérard, son aîné poursuit dans les termes suivants :

            - Si la disparition de notre frère devait vous profiter, dans le sens où une assurance décès prendrait en charge le paiement des traites restant dues pour cette voiture, nous tenons à vous avertir dès maintenant que nous récupérerions le véhicule...

            Aucune clause ne stipulait pareille éventualité et nous prîmes à notre compte le solde du crédit, heureux de pouvoir ainsi conserver un souvenir de Gérard, à travers cette aventure assez particulière dont les péripéties sont relatées dans un chapitre antérieur. Ce serait une coupable négligence de ma part, avant d'en terminer avec cette anecdote, de censurer l'émotion qui nous étreint encore à ce jour, lorsqu'avec Lucette et Jean nous évoquons la lucidité et la générosité que sut exprimer Gérard, dans ce qu'il convient de nommer ses dernières volontés. Jusqu'au bout, ce garçon hors du commun avait su exercer ce sentiment qui fait passablement défaut à l'Homme, en général, et qui s'exprime dans le fait de se montrer attentif. Sans vouloir prétendre que "l'attention" est de nature à nous faire embrasser "l'harmonie", dans le sens d'une multiplication de l'Amour (je fais ici référence aux dires de Rasmunssen), nous nous devons de constater qu'il demeure, à notre niveau, le plus sûr chemin susceptible de nous rapprocher de la véritable signification du verbe aimer. Une demi-douzaine d'années plus tard, nous aurons l'opportunité d'établir un recoupement avec le bien-fondé de cette théorie, par la lecture des résumés relatifs aux conférences que tenait, depuis plusieurs décennies déjà, un philosophe répondant au nom de Krishnamurti. Nous saurons y revenir, quand la chronologie des faits, mentionnés dans ce livre, nous conduira à faire allusion à cet aspect des choses.

            Pour l'heure, nous assistons de loin aux obsèques de Gérard qui ont lieu, comme prévu, ce lundi 26 mars. N'étant pas désirés à cette cérémonie, nous attendrons que sa famille s'éloigne du caveau pour aller nous y recueillir, en compagnie de Dakis (que Madame Papadacci a prévenu dès son retour à Marseille) et de ma belle-soeur Béatrice.

            A peine avant que ne le nadir n'enveloppe les derniers rayons d'une lumière qui, au vu de sa discrétion tout le jour, semble avoir porté, elle aussi, le deuil de l'un de ses plus authentiques chevaliers servants, alors que nous préparons nos affaires pour rejoindre le domicile des Gaillard/Romano qui nous attendent, Karzenstein fait irruption. Sa voix, aussi tonitruante qu'imprévisible, nous engage à nous servir de notre magnétophone, pour enregistrer ce qu'Elle tient à nous signifier, par rapport à la situation présente :

            - L'instabilité, en matière d'équilibre général, est pratiquement toujours provoquée par une carence dans le processus dit de "compensation existentiel", à savoir l'échange Eau/Lumière... Cet échange s'effectue de façon inconstante, c'est le cas qui nous intéresse en cet instant : l'irrigation du cerveau limitant l'absorption de lumière active...

            Karzenstein marque ici une courte pause puis reprend :

            - Il y a prédisposition dans la majeure partie des cas à cet état de choses : entendez par là réminiscences, voire atavisme. Toutefois, il faut des circonstances précises pour accéder à l'acte, acte toujours sanctionné par une rupture : nous entendons ici crime ou suicide... Dans ce cas précis, l'environnement, l'insuffisance dans l'alimentation et le non-respect de la récupération en sont les éléments majeurs... Le déséquilibre, de la sorte accentué, limite, atrophie les facultés de régulation et le sujet ne se trouve alors jamais en position sécurisante, se sentant mal, il fuit l'instant. La difficulté à se fixer provoque, au travers des spasmodiques échanges lumière active/liquide, une telle agitation, qu'il y a perte du contrôle de soi. La victime connaît une sensation d'écrasement et les phobies qui en découlent, deviennent des réflexes d'autodéfense.

            L'individu désire alors se protéger, se dégager, il est en proie à ce qu'il est convenu d'appeler des accès d'obnubilations irrationnelles : donner ou se donner la mort, quelle qu'en soit l'incidence dans l'Absolu. Là se situe la conclusion de la phase la plus accentuée du phénomène : le "cogito" réclame cette rupture !

            L'individu n'a la sensation d'exister que s'il croit disposer de la durée de sa vie ou de la vie des autres... Sachez en outre que l'acte est en l'acte, la chose en la chose, le reste est fable...

            Karzenstein, vraisemblablement dans le but de ne pas amplifier ce qui ressort de notre état d'âme présent (notamment ces relents de culpabilisation qui m'étreignent), dédramatise quelque peu la situation. Elle nous fait observer sous d'autres facettes ce geste que l'on qualifie de "désespéré" : le suicide. Faisant fi de toute tendance idéologique, notre interlocutrice délaisse une fois de plus la philosophie au profit de la physique. Elle met en exergue le principe de la Loi des Echanges, processus énergétique comme nous l'avons un tant soit peu déduit (sans toujours véritablement le situer), en nous évoquant la présence d'un processus de compensation existentiel. Ce n'est certes pas la première fois que nous sommes invités à tenir compte du principe eau/lumière, mais c'est, je crois, la première fois que la chose est ramenée à ses réelles proportions, plus explicitement à des données plus tangibles, eu égard à ce que nous accordent nos potentialités de perception.

            A n'en pas douter, la violence de l'événement qui vient de survenir, ajoutée à la rhétorique à caractère péremptoire de Karzenstein nous aide à franchir un cap, en matière de ce qui s'assimile vraisemblablement à la conviction intuito-ascensionnelle, émise par Rasmunssen. Il sera toujours beaucoup plus aisé, dans le cadre d'exemples que nous confère et nous conférera notre vécu, de ressentir l'acuité de ces valeurs abstraites, car non incluses dans l'éducation que nous recevons, au gré de notre mode de vie. Ici, la référence que nous sommes à même d'établir, par rapport à ce fameux processus de compensation existentiel, concerne l'hygiène de vie nécessaire à la pratique assidue d'un exercice physique aussi exigeant que peut l'être la course de fond. Il est aisé de se rendre compte que l'échange à teneur médiocre, relatif à l'alimentation insuffisante et surtout à la récupération que demande l'entraînement générateur de fatigue, provoque un état de déséquilibre. Bien sûr, il est hors de propos de prétendre qu'un phénomène de rupture totale, autrement dit de cessation d'existence, est inhérent à ce schéma : tout au plus peut-on, dans le cas qui nous intéresse, le personnaliser tel que vient de le faire Karzenstein. Dois-je ajouter que, personnellement, je ne puis m'empêcher de m'adonner à une extrapolation et d'interpréter rétrospectivement, par une carence dans l'échange énergétique, ce qui contribua à provoquer que Mikaël Calvin se pendît : l'aspect de l'environnement (vie militaire), cité ici par Karzenstein, prenant vraisemblablement le pas sur l'alimentation et le repos. Cependant, nous ne nous forcerons pas pour admettre qu'il existe un risque, et que l'exemple peut ainsi valoir pour chacun, selon ce que nous proposent les fluctuations de l'insondable "cogito".

            Après le séjour chaleureux passé chez les Gaillard/Romano, nous avons repris nos habitudes et fréquentons de nouveau les installations sportives du stade Vallier. Oh ! Il n'est plus question de peaufiner une préparation rationnelle, dans le but de participer à une compétition quelconque... Alpes/Méditerranée moins que toute autre ! Non, nous ressentons simplement que l'évacuation d'une partie de notre chagrin passe par une mobilisation de notre esprit, ce dernier pris dans le sens où l'entendent nos Amis de l'Espace/Temps, c'est à dire l'osmose du corps et du cerveau. C'est ainsi que la course à pied va venir prendre une place encore plus importante dans notre quotidien, et ce, dans un registre que nous n'avions pas prévu. Nous sommes devenus de fidèles abonnés de la revue spécialisée "Spiridon", dont les articles techniques mais non dépourvus de poésie éveillent un surcroît de motivation pour qui pratique assidûment la course à pied. Pour la petite histoire et également pour ceux qui se veulent profanes en la matière, il n'est pas inutile de révéler ici la signification du mot Spiridon. Spiridon, Louys de son prénom, était un pâtre grec qui, lors de la reprise des Jeux Olympiques, promus en 1896 par le Baron Pierre de Coubertin, devint le premier vainqueur de la légendaire course de "marathon", se déroulant sur quelques quarante kilomètres (42 km 195 exactement aujourd'hui). Cette épreuve entretint longtemps un côté légendaire puisqu'elle se voulut la répétition de l'événement majeur de la bataille de Marathon : l'annonce de la victoire des Grecs sur les Perses en 490 avant J-C, par un soldat qui couvrit les quarante kilomètres reliant Marathon à Athènes, avant de s'effondrer mort, sitôt sa mission accomplie.

            Il peut donc paraître logique qu'une revue dont la vocation est de traiter de course à pied, choisisse pour nom celui de l'homme qui reste le premier lauréat des Olympiades modernes, sur la distance la plus longue courue alors. Mais c'est l'aspect philosophique de cette publication qui va retenir notre attention, ne serait-ce que parce que l'on sait, pour l'avoir éprouvée, que la patience demeure l'une des qualités de base requises pour la course de fond. Du reste, la revue, épanchant avec force authenticité ces considérations, développe un courant (il ne s'agit pas d'un jeu de mot approprié) qui se baptise de lui-même "l'esprit Spiridon". Ce mouvement s'exerce à tel titre d'ailleurs, que fleurissent dans plusieurs pays ou régions, des associations répondant à l'appellation de "Spiridon club". La Provence, terre d'accueil parmi tant d'autres, n'échappe pas à la règle et c'est pourquoi Jean-Claude Reffray qui côtoie énormément d'adeptes de la course à pied, de par les activités professionnelles que l'on sait, propose de tenir une assemblée dans son magasin où, en compagnie d'autres coureurs, nous nous retrouvons dans le but de fonder le Spiridon Club de Provence. La première prise de contact établie, c'est dans notre appartement des Chartreux que se constitue, une semaine plus tard, le bureau de cette association. Présidence, secrétariat et trésorerie sont partagés par des volontaires dont Reffray, un couple d'Aixois : Martine et Claude Hilt et Jean Platania. Lucette, Patrick Mazzarello et moi-même sommes désignés pour être les adjoints de ces responsables. Evidemment, ni ma compagne, ni moi, ne savons à cet instant qu'il s'agit là du premier mouvement officiel destiné à établir ce qui va devenir notre fonction principale : rassembler. C'est beaucoup plus tard que nous réaliserons que la disponibilité, ajoutée aux effets sous-jacents d'une vocation dite anthropocentrique, conduit à conjuguer à tous les modes, à tous les temps et à toutes les personnes le verbe "espérer", non sans certaines turbulences, il convient de le préciser.

            Ainsi qu'il fallait s'y attendre, à l'exception de Jean-Claude Reffray quelque peu dans le secret, les personnes précitées constituant le bureau vont, au fur et à mesure qu'elles entreront dans notre intimité, nous poser quelques questions dont les inévitables interrogations :

            - Comment et pourquoi vivez-vous sans travailler ?

            Nous nous trouverons donc amenés, par souci d'honnêteté, à mettre nos nouveaux amis au courant de notre situation, du moins dans les limites de leur questionnement. Les Hilt accepteront très bien la chose et ne seront d'ailleurs jamais exposés directement à quoi que ce soit d'exceptionnel, tout le temps que durera le Spiridon de Provence. Par contre, Patrick Mazzarello, comme j'ai déjà pu l'écrire, va, au fil des années qui vont suivre, se trouver confronté au paranormal en assistant à nombre de phénomènes et, ce qui est plus important, se verra se voir concerné par le Message dont il demeure à ce jour, le plus ancien témoin après Jean Platania.

            L'été est arrivé, le Spiridon de Provence possède quelques cinquante adhérents et nous nous réunissons par petits groupes, de temps à autre, notamment lorsqu'une épreuve a lieu dans la région. Je n'aurais jamais imaginé me présenter au départ d'une course, après la disparition de Gérard. Pourtant, le 30 juin (date considérée comme étant celle de mon anniversaire), je renoue avec la compétition et participe à mon premier marathon. Patrick Mazzarello m'escortera, juché sur son vélo, m'apportant le réconfort par ses encouragements et par le ravitaillement hydrique nécessaires, pour couvrir sans trop de dommages 42,195 km dans les environs d'Aix-en-Provence, sous une chaleur, ce jour-là, torride. Je lui dois sans aucun doute la belle huitième place que je pris alors, parmi les deux cent cinquante concurrents ayant pris part à l'épreuve.

 

 

 

1] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 9.
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