Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
/ / /
Chapitre 13

 

 

 

 

 

 

 

             Pour l'heure, le séjour d'Anne touche à sa fin et il nous faut la raccompagner en Alsace ; nous nous y attarderons une courte semaine au cours de laquelle aucune manifestation paranormale ne se produira. Cela ne va pas être le cas à Marseille où, dès notre retour, Jean se voit déchirer fréquemment son livret de Caisse d'Epargne. La moitié du carnet s'extirpe assez bruyamment de sa sacoche, tandis que la seconde partie y demeure. Ceci a pour don d'agacer Jean au plus haut point, d'autant plus qu'il tient fermé et précautionneusement serré contre lui son porte-documents. Le phénomène, tout à fait symbolique, l'engage avant tout à se départir de certaines valeurs auxquelles il attache, du moins de l'avis de nos Initiateurs, trop d'importance. Le reproche, qui se voit formulé de la sorte à l'encontre de notre ami, prend vraisemblablement sa source dans la propension qu'a Jean à gérer son existence en fonction du savoir institutionnalisé qu'il a acquis et à l'amalgame qu'il tente d'en établir avec la philosophie, principalement développée par Rasmunssen.

            Le Message sans se vouloir directif, prône un certain détachement par rapport à ce que notre système de vie nous propose, voire nous impose, selon les sociétés qu'il génère, au fil de l'Histoire de l'Homme. Du fait, il ne réclame pas de structure digne de ce nom : ne nous est-il pas dit de "passer", du fait que rien ne peut se figer ? Il condamne inexorablement le "vouloir" et conséquemment l'avoir pour être, puisqu'il engage à ne tenir compte que des choses vraies, lesquelles, nous l'avons expérimenté, se meuvent en toute liberté. Or, une tendance à compartimenter, à diviser ce qu'il nous est donné de vivre nous met en contradiction quasi-permanente avec ce que nous savons ressentir et a pour conséquence de nous éloigner de ce que multiplie "l'harmonie".

            L'effet majeur, alors constaté, se veut néfaste étant donné qu'il nous fait entretenir le doute. Nous privilégions des notions dont nous établissons nos lois, nous laissons la matérialité prendre la pas sur la spiritualité et ce, bien que nous soyons conscients, désormais, que les situations provoquées régies par ces lois sont provisoires et dépendent d'une Situation Etablie qui, elle, est de toute éternité.

            Sans faire totalement abstraction des contingences du quotidien, le symbolisme, qui nous a invités à traiter de ces états de fait, nous a "reconditionnés" pour agir moins passionnément. Suggérons, pour assumer la chose avec davantage de conviction et d'efficacité, une remise en mémoire de l'adage rasmunssenien : Le Père créa la Vie, l'Homme inventa le Mode de Vie (le caractère de relativisation qui en découle n'exprimant rien moins ici, que la nécessité de s'adonner à l'apprentissage, et par là même, à l'utilisation de la "nuance" que nous négligeons trop systématiquement).

            Nos Amis, de cette manière, invitent Jean à composer de nouveau avec l'absurde qui régit de toute façon la quasi-totalité de nos actes. Ainsi, l'ami Platania éprouverait en l'occurrence la qualité de ce que l'habitude (élément de contrainte) lui impose à son insu. La considération de la chose sur un plan plus subtil nous conduit ici à assimiler le comportement de Jean et ce qu'il subit en conséquence, à l'expression d'un "reliquat de conditionnement" spécifique à son vécu. Celui-ci n'est rien de moins que la matérialisation de l'éducation parentale qu'il a reçue : la fameuse influence mimétique qui nous fut révélée au début de l'été 1976[1].

            Jean procède ainsi, plus souvent qu'à son tour, à la réfection de son livret de Caisse d'Epargne, avec le sentiment de gêne que l'on devine. Les employés de l'agence où se trouve répertorié son compte se montrant assez étonnés par la réitération de cette opération, notre ami justifie l'incident en impliquant tant bien que mal une nièce (inventée) à laquelle il impute la déchirure du carnet. Considérons que cette situation embarrassante, quoique burlesque, puise une nouvelle fois son origine dans une démultiplication de la Loi des Echanges. Vivre et être vécu ! Ne tergiversons pas plus longtemps en écrivant que Karzenstein, dans un autre contexte, corroborera très peu de temps après, ce que j'ai senti opportun d'avancer, en clamant selon ses formules que l'on sait concises et cinglantes : Chacun a les préoccupations qu'il mérite !.. C'est-à-dire en extrapolant, selon le dicton populaire : "Chacun récolte ce qu'il a semé !"

            Sur ces entrefaites, nous nous trouvons à Auriol et Madame Auzié s'évertue, par souci d'esthétisme (!), à nous faire placer et déplacer, sur deux étages, un meuble aussi encombrant que lourd, dont l'emplacement donné initialement s'avérera finalement le bon. Assez coutumière du fait et démontrant beaucoup d'enthousiasme pour ce genre de pratique, la mère de Lucette, suite à nos mines défaites, s'entendra prononcer par Karzenstein la fameuse phrase ayant trait aux choses qui la préoccupent... (il est fondamental dans de telles circonstances de se montrer critique à l'égard de ce que nous entreprenons).

            Entre la mi-septembre et les premiers jours d'octobre, le calme s'instaure à nouveau. Pierre a ouvert son magasin ; il y dirige trois employés dont ma belle-soeur qui a tenu bon, quant à sa résolution d'interrompre définitivement l'école. Nous vaquons à des occupations automnales à tendance très sportive puisque Lucette a décidé d'entamer une préparation psychophysique spécifique, afin de participer le plus honorablement possible à ce qui sera la seconde édition des "vingt-quatre heures de Niort".

            Cela ne nous interdit aucunement, chaque dimanche, de rendre visite à mes parents à Toulon. A l'une de ces occasions nous apprenons que la concession de sépulture qui a conservé le corps du père de ma mère, durant bientôt deux décennies, devra être restituée à la ville. Mes parents, en connaissance de cause, ont pris leurs devants et viennent de faire l'acquisition d'un caveau de famille, dans lequel, en tout premier lieu, il convient donc de déposer les restes de mon grand-père.

            Afin de se conformer à la législation, ce type de transfert doit s'effectuer en présence d'un officier de police et d'un membre de la famille, lequel est habilité à témoigner que le défunt est bien son parent, d'autant plus qu'il est procédé alors à une réduction de corps. Ma mère ne se sentant pas capable d'assister à cette opération macabre, mon père se trouve tout désigné pour le faire. Je le sais peu impressionnable, mais suffisamment sensible quant à tout ce qui touche à ses proches, pour lui proposer de l'épauler dans cette démarche peu réjouissante, il faut en convenir. Il accepte et, quelques jours après, je me retrouve à ses côtés, dans le périmètre du cimetière central de Toulon qui m'apparaît, à cette occasion, plus vaste que jamais. Trois hommes s'apprêtent à exécuter la terrible besogne, un commissaire de police se tenant auprès d'eux : sa position de personnage assermenté l'autorisera à attester que tout se sera déroulé en bonne et due forme.  

            Une fois la pierre tombale et la terre recouvrant le cercueil ôtées, les employés municipaux remontent à la surface ce dernier : conservé apparemment en bon état, l'accès à l'air libre semble le fragiliser assez vite. Une planche se craquelle sur un côté lorsque l'on touche la poignée de bronze doré quelque peu vert-de-grisée. Le couvercle lui-même cède plus facilement que l'on eût pu le croire, à la pression du cric qui déchire carrément le bois vermoulu. Dessous, capitonnage et drap de protection ont été fortement altérés et c'est dans un lit de moisissure desséchée que repose le corps qui donne une impression d'inconsistance. Dans un réflexe protecteur, mon père m'écarte du bras et se place devant moi, faisant office de paravent. Mal à l'aise, je me suis mis en retrait ; de la situation se dégage une image de petitesse et de fragilité. Tout apparaît comme étant dérisoire : autant pour ce qui se passe que pour ce qui s'est passé.

            J'ai détourné mon regard de la tâche entreprise par les fossoyeurs et j'observe du coin de l'oeil mon père qui assiste, affligé, au brisement du squelette ou plutôt de ce qu'il en subsiste. Cependant, je ne puis éviter quelques bruits sinistres me laissant deviner ce qui est en train de se produire, tandis que je vois le commissaire bafouiller quelque chose à l'oreille de mon père qui opine du chef. A présent, alors que mes yeux se sont résignés à revenir sur la scène initiale, je constate qu'une partie des restes de celui qui, autrefois, me fit sauter sur ses genoux et surtout, qui fut le premier à me révéler que j'avais fait l'objet d'une adoption, tient dans une caissette. J'apprends de la bouche de l'un des fossoyeurs que l'autre partie (j'ignore laquelle mais je suppose qu'il s'agit de fragments de cercueil, d'ossements très endommagés et peut-être également de lambeaux de vêtements) sera portée à l'incinérateur prévu à cette fin.

            Des souvenirs d'enfance affluent dans ma tête et si mes paupières libèrent pudiquement une rangée de larmes de part et d'autre de mon visage, celles-ci sont instantanément emportées par la pluie qui s'est mise à tomber. Pratiquement dans l'instant qui suit, en levant la tête aux cieux, je songe aux nuages de Vallouise, à ce cycle ininterrompu de l'eau et à sa course dans la "lumière", quand bien même cette dernière sait prendre quelquefois l'apparence de "ténèbres", tel que ceci nous fut dit et tel que cela vient de se vérifier en la funeste circonstance.

            Conséquemment, l'idée du processus d'évaporation que j'avais assimilé naguère à la revie, opère le réajustement de certaines valeurs dont le caractère subjectif a bel et bien cédé face à une foi dont je ne soupçonnais pas qu'elle possédât le pouvoir de m'envahir de la sorte. Immédiatement, je me remémore tout ce que j'ai pu alors ressentir, tout ce que j'ai su comprendre et tout ce sur quoi il faut, désormais, que je passe !

            Après que le transfert dans le nouveau tombeau se fut effectué, j'ai pris mon père par le bras afin d'attirer son attention pour lui confier certaines choses. J'ignore si j'ai réellement saisi l'instant, mais, tant pis, je juge opportun d'ébranler, une fois de plus, l'athéisme dans lequel il s'est enferré. Sa dignité coutumière masque mal un chagrin qu'il ne confiera à personne et surtout pas à ma mère ; je le sens fragilisé, presque fragile et j'ose penser qu'il s'agit là d'un gage de réceptivité.

            Une fine bruine accompagne nos pas sur le bitume de l'allée centrale du cimetière. Je conte alors à mon père la scène dont la nature a daigné me faire don, trois mois auparavant, dans le contrefort d'un massif des Hautes-Alpes. Sans renaître à l'émotion qui m'étreignit alors, je me laisse aller à une description des plus précises et la théorie que je soumets à celui qui joignit à son rôle de père, celui d'un précepteur aussi exigeant que talentueux, a l'air d'être persuasive. Effectivement, mon père, sans me couper la parole, s'est arrêté et me fixe de ses yeux rougis qu'il a libérés de leurs lunettes, comme pour mieux me scruter, comme pour faire tomber un obstacle qui nous séparerait encore. A l'aide d'un mouchoir qu'il a retiré de sa poche, il essuie soigneusement ses verres ; la pluie a cessé et seules, à présent, quelques gouttes d'eau, quittant les branches et les feuilles des marronniers, dégoulinent parcimonieusement à nos côtés. Ma plaidoirie sur la vie éternelle s'achève par un hymne à la liberté : je sais mieux que quiconque le respect que voue mon père à ce concept auquel il m'a si bien éveillé (et pas toujours dans le sens où il l'eut espéré !), ainsi que le début de ce tome le relate brièvement.

            Aussi, il est peut-être temps que je m'acquitte de cette dette, vis à vis de lui, de la façon qui sied le plus à son penchant pour la poésie et la littérature, par la superbe citation de Magloow : Les mots font les phrases et les phrases enferment les mots, les phrases font les livres et les livres enferment les phrases...

            Je conduis, de la sorte, mon père à remarquer que tout processus d'enfermement, si sophistiqué soit-il, n'empêche rien, à plus ou moins long terme, de recouvrer sa liberté initiale. Je trace ainsi le parallèle avec l'événement funèbre auquel nous venons de prendre part et, avec une verve que je ne me soupçonnais pas, je me livre à la synthèse que me propose l'instant. J'énumère les livres cloisonnant les phrases, les nuages enfermant l'eau et nos existences contenant la Vie. Cette Vie, qui était avant notre naissance, qui demeure pendant que nous l'investissons de nos présences et qui perdure après notre disparition, reste libre comme elle seule sait l'être. Cette Vie fait corps comme il se doit avec l'Eternité qu'elle personnifie. D'aucuns, non sans raison, entreverront ici la continuation du cheminement de l'âme par delà son habitacle, en "transposant" ce que laissent augurer les religions, dans leur complexe diversité.

            Quelque chose d'impalpable me confère une sensation d'intense satisfaction, quand bien même suis-je conscient de ne pas avoir converti mon père à un sentiment de croyance qu'il a toujours bafoué sans vergogne. Son attitude, présentement toute de sérénité, m'octroie la certitude que cet homme vient d'être vécu par une sorte de délivrance, qu'il vient de se défaire d'un bien lourd fardeau et que, s'il n'explique pas "le mystère", du moins ne le nie-t-il plus !

            Vendredi 7 novembre, un ciel superbement étoilé nous accueille à Niort, où il est prévu que le lendemain, en fin de matinée, nous martelions de nos foulées le sol de la Venise Verte, avec pour but de couvrir le maximum de kilomètres en vingt-quatre heures. La nuit de repos, passée dans le gymnase sur des lits de camp, n'a pas vraiment effacé les fatigues du voyage, lorsque le départ de l'épreuve est donné à onze heures précises, sous un soleil automnal des plus radieux. Nous avons eu la joie, au cours de la matinée, de retrouver Michel Rouillé qui, en plus d'une partie de l'organisation qu'il assume avec ses habituels compères, participe à ce second "vingt-quatre heures de Niort". Aux environs de vingt-trois heures, alors que nous n'en sommes qu'à mi-parcours, mon tendon d'Achille m'interdit, tant la douleur est vive, de plier la cheville : je rejoins Jean dans les vestiaires et me résigne, comme l'année précédente, à l'abandon. Mon compagnon, quant à lui, victime de sa douleur chronique à l'abdomen, a été contraint de renoncer à l'issue des trois premières heures de course. Seule Lucette, fidèle à la légende qu'elle est en train de construire, persiste et signe sa seconde victoire en deux ans, améliorant d'une trentaine de kilomètres sa performance antérieure. Effectivement, lorsque retentira le coup de canon annonçant la fin de l'épreuve, ce sont cent cinquante-huit kilomètres qui ponctueront la prestation de ma compagne : nouveau record national ayant eu raison d'une concurrence féminine plus conséquente qu'en 1979.

            Cette seconde édition de la plus longue course organisée sur circuit dans notre pays, nous a sensiblement rapprochés de son créateur : Michel Rouillé. Ce dernier a tenu à nous inviter chez lui où son épouse et leurs trois enfants nous ont chaleureusement reçus. A Niort, dans le milieu sportif, les Rouillé sont surnommés les "Michel" étant donné que les deux époux portent le même prénom. Michèle est institutrice et pratique la culture physique dans la salle que gère son mari, une salle dont le nom ne me laisse pas indifférent : l'Olympe... Michel m'explique, sur ces entrefaites, qu'il possède des origines grecques et qu'il faut y voir là, la raison principale du patronyme qu'il a donné à son établissement. Cependant, il est à noter qu'une fois encore, l'Antiquité (et la mythologie qui s'y rattache) semble poursuivre mon cogito d'une indéfectible assiduité. Nous donnons rendez-vous à nos hôtes pour la troisième édition de l'épreuve, projetant de les inviter à Marseille entre-temps, pour une éventuelle participation de Michel aux 78 kilomètres d'Alpes/Méditerranée, prévus pour le printemps prochain.

            1980 va s'achever, nous sommes conscients qu'un nouveau monde se dessine autour de nous : celui du sport de compétition. Certes, pour ma part, cet univers ne m'était pas étranger mais l'environnement qui le conditionnait m'apparaissait, à ce jour, un peu moins contraignant que celui que j'avais côtoyé par le passé. Un autre aspect de la chose venait de se dévoiler : une forme de convivialité s'était jointe à un concept d'hygiène de vie, lequel m'avait par trop échappé, au cours de cette adolescence où je m'étais contenté de porter, haut et fier, les couleurs de l'U.S.A.M. de Toulon. Ne faisant pas partie des élus possédant de la graine de champion, je m'étais adonné, sans trop d'ambition mais avec sérieux, à la pratique du sport qui correspondait le mieux aux jeux du stade chers aux Grecs et aux Romains. Mes proches ne manqueront pas (sans doute à raison) d'établir une corrélation plus ou moins subjective de ladite pratique avec les péplums et lectures de mon adolescence, ayant trait à l'ère antique.

            Toutefois, afin de ne pas m'égarer du plan conscient qui suscita mon goût pour la course à pied, je considérerai que mon approche de ce sport eut avant tout pour cadre la retransmission télévisée des Jeux olympiques de Rome en 1960. J'avais alors douze ans et fréquentais une classe de cinquième classique, dans l'enceinte très militarisée du lycée Gauthier à Alger. La guerre d'Algérie battait son plein et je dois avouer que je n'ai souvenance de personne avec qui j'eusse pu partager mon engouement pour ce qui se déroulait alors dans la ville dite éternelle. De surcroît, l'événement ne produisait certainement pas l'impact médiatique qui serait sien aujourd'hui ; je crois même pouvoir avancer qu'il s'agissait là de la première incursion en direct que pratiquait la télévision, à propos des olympiades réactualisées par Pierre de Coubertin en 1896. Toujours est-il que c'est sur un téléviseur dispensant des images en noir et blanc que j'avais subi deux chocs émotionnels, lesquels avaient éveillé le feu sacré couvant au fond de moi, en matière de course pédestre. Ces deux chocs répondaient aux noms de Bikila Abebe et Herbert Elliott. Le premier, de nationalité éthiopienne, avait triomphé dans le marathon ; quant au second, originaire d'Australie, il avait brillamment remporté le 1500 mètres devant un athlète qui allait devenir une gloire nationale dans notre pays : Michel Jazy. Sans que j'en eusse pu cerner une raison concrète, l'Australien m'avait véritablement converti à la discipline du demi-fond : il représentait mon modèle et cela perdura, y compris lorsque, quelques années après, Jazy lui succéda en tant que meilleur "miler" mondial. En ce qui concerne l'Ethiopien (membre de la garde impériale du négus Hailé Sélassié), j'avais été subjugué par la façon dont il avait, sur la voie Appienne, été le premier à franchir la ligne d'arrivée des 42,195 km de la course olympique la plus longue... pieds nus ! Il avait même récidivé quatre années plus tard, à Tokyo (chaussé cette fois), avant de se briser la colonne vertébrale, suite à un accident de la route, au volant de la voiture que le négus lui avait offerte afin de le récompenser de ses exploits sportifs.

            Ironie du sort !.. peut-on conclure au premier abord ; mais qui donc m'interdira, à ce propos, d'interpréter une nouvelle fois ce cas comme l'expression des fameuses choses qui nous vivent et d'appréhender, plus encore, la portée insoupçonnée qu'elles peuvent receler ? Bikila Abebe était un "pédestre" et courir était pour lui, en premier lieu, un moyen de locomotion. Sans doute portons-nous des lois internes, qu'en aucun cas nous ne devons transgresser : l'ambiant se montre (selon notre jugement) parfois cruel pour nous les rappeler et il n'est pas vain de s'y référer, sur ces entrefaites. Ceci est de nature à nous aider à faire toujours montre de davantage de vigilance quant à ce que nous assimilons trop volontiers à des coups du destin...

            Si l'on est droit de considérer comme un tant soit peu implicite cet aspect des choses, et sans vouloir pour autant y adjoindre la notion de mythe, je ne puis me résoudre à ne pas retranscrire au gré du paragraphe qui suit ce que Robert Parienté (rédacteur en chef du journal "l'Equipe") rédigea après le décès d'Abebe Bikila :

            "Ses yeux exprimaient la lucidité la plus profonde, l'acceptation de tous les malheurs de ce monde et la sérénité la plus pure, comme celle de ces Saints primitifs que les artistes du Moyen Age peignaient en d'immenses fresques sur les murs des églises. Il y avait du sage et du martyr dans cet homme, dont le maintien de Roi mage subsistait au delà de la douleur... Nous pensons que le garde du négus remplissait une sorte de mission sacrée, qu'il demeurait pour ses compagnons le symbole des forces s'imposant à la souffrance des hommes, sinon à la mort..."

            Si les chroniqueurs de l'époque ne comparèrent pas Elliott à un Roi mage, le champion australien possédait une aura de mysticisme, laquelle avait certainement sensibilisé ma quête (alors sous-jacente) de "spiritualité". C'est la revue Spiridon qui me le confirma plus qu'elle ne me le révéla, puis ensuite une émission télévisée consacrée aux meilleurs "milers" de tous les temps, sous la houlette de Thierry Rolland et toujours avec la complicité de Robert Parienté.

            Dans les deux cas, il est fait état par Herbert Elliott lui-même, d'un état de volonté sublimé par la méthode de son entraîneur Percy Cerruty, lequel lui citait, lorsque l'entraînement s'avérait trop pénible, Jésus et François d'Assise. Elliott confie également que son entraîneur le concernait souvent par d'autres personnages célèbres tels Léonard de Vinci et les philosophes de la Grèce antique. Sans exercer ce que nos Amis de l'Espace/Temps assimileraient peut-être à une forme de comparativisme, Percy Cerrutty faisait valoir à son brillant élève que tout ce qui est empreint de qualité (et l'oeuvre des personnages cités n'en était pas dépourvue) passe obligatoirement par ce qu'il convient de nommer la souffrance. Souffrir c'est être ! nous signifia naguère Virgins... La remarque, au premier abord, peut décontenancer mais comme pour tout le reste de "l'enseignement", un sentiment d'unité perce en filigrane érodant, à chaque fois un peu plus, les éléments de compartimentation et de "fortuité" à l'égard de tout ce que nous faisons. Qu'il me soit consenti à cette fin, d'émettre le voeu (au fil des anecdotes et des inférences qui jalonnent ce récit) que chacun comprenne, de mieux en mieux, ce que son existence propre le conduit à ressentir !

            Conséquemment et sans pour autant s'estimer nanti d'un savoir nouveau, nous pourrons désormais nous adonner à maints recoupements dont nous n'aurions pas eu idée auparavant. Ainsi, ma plume s'autorise présentement à faire de la souffrance précitée, une des potentialités de ralliement que détient notre appareil extrasensoriel.

            Ce dernier nous offre "circonstanciellement" l'opportunité de situer ces fameuses rémanences[2] qui nous relient, en marge de l'espace que nous fréquentons, mais dans un temps qui sera susceptible de déterminer au gré d'un instant (choisi) ce que nous qualifierons de communion de l'Esprit. Il s'agit là encore d'un mouvement spécifique de la pensée que Karzenstein, beaucoup plus tard, saura nous faire aborder en tant que valeur essentiale de ce que nous représentons, en développant un ensemble de données d'une exceptionnelle qualité.

            La fin de l'année approche et je viens de sacrifier à la coutume de la rédaction des cartes de voeux en prenant garde de ne pas sombrer dans les formules trop impersonnelles que génère ce genre de courrier. Je réfléchis à présent, sur fond de musique classique (que j'ai pris soin de mettre en sourdine), sur deux articles de fond qu'il me faut rédiger pour le dernier bulletin trimestriel de 1980 du Spiridon Club de Provence. Il doit bien s'être écoulé une heure lorsque, tout à coup, l'appartement s'assombrit et la musique se voit réduite à un silence oppressant. Plus que la suspension impromptue de lumière et de son, c'est de ressentir très distinctement une présence dans la pièce qui me perturbe véritablement. Non point qu'instamment, il me faille contrôler une peur quelconque : je crois avoir dépassé cette forme de réaction, étant bien conscient de l'incidence nulle qu'aurait une crainte "non programmée" par nos Visiteurs (contrairement à l'exemple vécu, au cours de l'été, à Cannes). Si, scientifiquement parlant, il se produit effectivement une montée d'adrénaline, attribuons-la au sempiternel effet de surprise auquel rien ne saura jamais faire que l'on s'y accoutume.

            J'ai interrompu, comme il se doit, ma séance d'écriture et me suis levé de la chaise que j'occupais avec sans doute l'air interrogateur de celui qui s'apprête à demander :

            - Y-a-t-il quelqu'un ?

            Toutefois, je demeure discret, sachant formellement que, si tel est le cas, ceci va m'être signifié dans les plus brefs délais. C'est ce qui se produit dans la minute qui suit, Karzenstein puis Virgins me souhaitant "leur bienvenue" : Elles m'invitent à m'asseoir, ajoutant qu'il est inutile que je prenne mon magnétophone, rien de véritablement fondamental ne devant s'interpréter. Les deux Etres de Lumière m'entretiennent, tour à tour, des situations provoquées que nous assumons ou que nous allons devoir assumer. Je retiendrai en premier lieu ce que me dira alors Karzenstein, sur le mode péremptoire qu'on lui connaît, eu égard aux élections présidentielles du printemps à venir :

            - Le socialisme n'est rien moins qu'une forme de pouvoir, il n'est en aucun cas la non-exploitation de l'homme par l'homme...

            Puis Elle enchaînera :

            - Vous ne connaissez pas de problème de société proprement dit, pas davantage qu'il n'y eut auparavant de problème de civilisation... nous vous l'avons laissé entendre et vous l'avez déduit, il s'agit uniquement en tout et pour tout d'un problème... d'espèce !

            Virgins, quant à Elle, consacrera les quelques instants de cette visite (apparemment inopinée) à m'entretenir de Jean Platania, suite aux divergences d'opinion qui me séparent quelquefois de ce dernier :

            - Sachez que votre ami se serait mieux exprimé, dans votre système, en exploitant le savoir que lui confèrent ses diplômes ! Etant acquis qu'il a, à votre contact, opté pour autre chose, qui lui tenait néanmoins plus à coeur, il lui reste à confirmer le bien-fondé de sa décision... Je vous dirai qu'il est de votre ressort de l'aider à déchirer l'enveloppe dans laquelle il est enfermé... mais une fois l'enveloppe ouverte, il appartiendra à lui seul de s'en extraire !..

            Face à l'attitude interdite que j'adopte en la circonstance, Karzenstein se montre alors plus pragmatique et m'indique que Jean gagnerait à s'adonner à ce qu'Elle nomme un exercice de méditation orientée. Elle considère que la propension de notre ami à se replier systématiquement sur lui-même, l'engage à subir un état d'immobilité stagnante (Rasmunssen l'avait du reste précisé, presque jour pour jour, un an auparavant). Elle ajoute que s'isoler pour s'isoler ne conduit pas à l'abstraction de soi, donc à l'humilité, loin de laquelle nul ne peut se prévaloir d'un contrôle de soi digne de ce nom. Après m'avoir rappelé que nous demeurons incapables de vivre sans nous fixer sur un souvenir, un projet, voire un acte, Karzenstein me suggère de proposer à Jean qu'il s'exerce à fixer journellement une décomposition fusionnelle de bougies... Regarder, dans le silence et dans l'obscurité, se consumer une paire de bougies, jusqu'à n'en plus distinguer qu'une seule et unique flamme, devra (selon les dires de mon interlocutrice) l'autoriser à annihiler progressivement la notion de "temps" et indirectement certaines sautes d'humeur...

            Lorsque, deux jours plus tard, je soumets cette proposition à Jean, il ne s'y montre pas réfractaire et promet de la mettre en pratique, la chose s'apparentant avant tout pour lui (c'est également ce que je pense) à un  exercice de patience. Nous verrons ultérieurement que la cause engendrera d'autres effets, tout à fait insoupçonnables pour les pauvres humains que nous personnifions !

            Alors que les fêtes de Noël s'annoncent, nous sympathisons dans le magasin de Reffray (véritable lieu de rencontre si l'on veut bien songer un instant à Patrick Mazzarello) avec un garçon dont le talent de coureur nous a éclaboussés, sur les installations du stade Vallier. Il s'appelle Guy Roman, est âgé de vingt-huit ans et occupe une fonction de cadre dans l'agence de voyages Air Algérie. Sur le plan sportif, il achève une carrière de coureur de demi-fond et ambitionne de se lancer dans la charismatique épreuve du marathon. A cet instant, Guy Roman ignore (à l'instar de beaucoup d'autres avant et après lui) qu'il va mettre en pratique, avec la foi que lui octroient ses moyens, ce que stipule le Message. Son langage, sain et direct, traduit sans ambages qu'il se trouve investi du désir "d'être", en marge de ce que notre mode de vie propose que nous soyons... Non point qu'il soit question ici d'établir un inventaire de fin de cycle annuel (selon la terminologie rasmunssenienne), il n'est cependant pas inutile de commenter certains faits et gestes de ceux qui, à plus ou moins brève échéance, vont devoir donner le change à un nouveau mode de structuration de leur vie.

            Commençons par Camille Einhorn, toujours suivi par le docteur Quilichini et qui n'a pas repris son activité professionnelle. Cela ne l'affecte pas outre mesure : il tient à mettre à profit sa disponibilité en entrant davantage dans ce que Charles (son fils aîné à présent à Paris) lui a conté de Jean-Claude Pantel et de tout ce qui l'entoure. Aussi, Camille vient d'émettre le souhait que je lui confie l'intégralité des Textes qui constituent le Message : il préconise de les étudier puis de venir s'en entretenir régulièrement avec Lucette, Jean et moi. La démarche est louable et peut se révéler enrichissante pour tous : j'accepte sur-le-champ car il est vrai que rien n'est de nature à s'ériger en obstacle à sa demande. En sus, la formation typiquement scientifique d'ingénieur en électronique de cet homme de quarante-huit ans ne lui a pas fait perdre de vue que nombre de choses nous dépassent. Ce dernier point l'a du reste encouragé à se documenter sur les civilisations anciennes et c'est ainsi qu'il s'est découvert de profondes affinités avec l'Egypte des pharaons et tout ce qui ceint cette époque mythique. Camille s'intéresse également à la médecine chinoise, aux religions dans leur ensemble et ne néglige rien de ce qui peut conditionner favorablement l'hygiène de vie. Du fait, je n'éprouve aucune difficulté à le persuader de courir, de temps à autre, dans la verdoyante campagne aixoise qu'il habite. Ajoutons un intérêt vivace qu'il porte à la musique et à la poésie : les conditions sont requises pour que les uns et les autres franchissions un nouveau palier, au nom de l'harmonie qui imprègne le Message et tout ce qui s'en inspire. Camille ignore que cette harmonie va le conduire à me faire entrer de plain-pied dans ce qui n'est même pas encore le projet du "Voyageur de l'Orage".

            Béatrice, quant à elle, est on ne peut plus satisfaite d'avoir abandonné ses études. Il faut dire que Pierre Giorgi est exactement le contraire d'un employeur exigeant : il ne serait guère exagéré d'avancer que ma belle-soeur évolue en famille, en assumant le secrétariat qui lui est confié. En outre, elle a enfin réussi à obtenir son permis de conduire (après quatre tentatives infructueuses) et a réintégré le domicile de ses parents. Ce dernier point n'a pas résolu, il n'est pas vain de le souligner, les problèmes d'ordre relationnel qui ont toujours couvé entre elle et ces derniers (et ce, depuis qu'elle a pris fait et cause pour moi, dans le schisme qui m'a dissocié des Auzié : de mon mariage avec Lucette à tout ce qui s'ensuivit).

            Pour ce qui concerne ma jeune belle-soeur, n'omettons pas de rappeler que Jean m'a recommandé de l'engager à davantage de circonspection, eu égard au rapprochement que cette dernière tendait à effectuer à propos de tout ce qui touchait au programme d'Initiation promu par Karzenstein et les siens. Plus qu'une interprétation douteuse du Message proprement dit, l'ami Platania pressentait d'autres risques que ne manquerait pas d'encourir Béatrice, ne fût-ce qu'au niveau d'une rectification probable de son vécu qui lui serait imposée de l'extérieur par les Etres de Lumière.

            Il est indubitable qu'à l'heure présente, se verrait affligé d'une rare inconséquence celui ou celle qui considérerait que le "contrôle" auquel je suis voué n'empiète pas largement sur la vie privée de ceux et celles qui se trouvent mêlés à la mienne. D'ailleurs, faire l'objet d'un manquement dans la vigilance que je suis en devoir de manifester sur ce plan, me place automatiquement à la merci d'un rappel à l'ordre. Ne me suis-je pas vu récemment confronté à la concrétisation du phénomène à deux reprises : dans le cadre de ce qui est advenu à Jean Platania d'une part, en fonction de ce qui a échu à Stéphane Mikhaïlov d'autre part ?

            Le concept, bien qu'il ne puisse s'évaluer qu'assez subjectivement (par rapport à des tenants et des aboutissants qui nous font singulièrement défaut), confirme que vivre la chose implique implacablement d'être vécu par la chose !

 

 

 



[1] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 23.

[2] Voir le Tome 1 de cette histoire "L'Initiation" chapitre 20.

Partager cette page
Repost0